Afifi Idriss, chauffeur routier marocain de 39 ans, a eu de la chance. Il se trouvait sur le pont Morandi qui s'est écroulé à Gênes : "J'ai vu le camion vert devant s'arrêter et faire marche arrière, je me suis arrêté, j'ai fermé le camion et je suis parti en courant", a-t-il raconté à l'AFP.
(AFP) - L'Italie était sous le choc mardi après l'effondrement d'un viaduc autoroutier très fréquenté et connu pour ses problèmes récurrents à Gênes (nord), qui a précipité des dizaines de personnes dans le vide d'une hauteur de 45 mètres.
"Malheureusement, il y a une trentaine de morts confirmés et beaucoup de blessés graves", a déclaré depuis la Sicile le ministre de l'Intérieur Matteo Salvini, promettant que les responsables allaient "payer, payer tout et payer cher".
Arrivé sur place en début de soirée, le chef du gouvernement, Giuseppe Conte, a parlé d'un bilan très provisoire de 22 morts et 16 blessés, dont neuf graves.
"C'est une catastrophe qui a frappé Gênes et toute l'Italie. Un drame effrayant et absurde s'est abattu sur des personnes et des familles", a commenté le président Sergio Mattarella dans un communiqué.
A la tombée de la nuit, dans un amas impressionnant de tôles et de béton, des centaines de secouristes fouillaient encore les décombres du viaduc, avec l'aide de chiens, à la recherche de survivants.
"L'espoir ne cesse jamais, nous avons déjà sauvé une dizaine de personnes sous les décombres, on va travailler 24 heures sur 24", a assuré à l'AFP un responsable des pompiers, Emanuele Giffi.
"Les premières victimes de surface ont été évacuées, maintenant il faut rechercher sous les décombres des bâtiments, mais il y a des milliers de tonnes de béton", a rapporté à l'AFP un pompier français venu en renfort, Patrick Villardry.
Anticipant un bilan élevé du nombre de victimes dans cet effondrement de pont, le plus meurtrier en Europe depuis 2001, le ministre des Transports et des Infrastructures, Danilo Toninelli, avait évoqué "une immense tragédie".
"J'ai vu la route disparaître"
Le drame s'est déroulé en fin de matinée, sous une pluie battante. Dans un énorme grondement, qui a fait craindre aux riverains un tremblement de terre, le pont dit Morandi, du nom de son concepteur, s'est effondré sur plus de 200 mètres, entraînant une trentaine de voiture et plusieurs poids-lourds.
De l'une de ces voitures, Davide Capello, 36 ans, lui-même pompier, s'en est sorti sans une égratignure. "D'abord j'ai entendu un bruit, puis tout s'est écroulé", a-t-il raconté, encore sous le choc.
"J'ai vu la route disparaître, ça a été une énorme frayeur. Je ne sais pas comment ma voiture n'a pas été écrasée".
Afifi Idriss, chauffeur routier marocain de 39 ans, a lui aussi eu de la chance: "J'ai vu le camion vert devant s'arrêter et faire marche arrière, je me suis arrêté, j'ai fermé le camion et je suis parti en courant", a-t-il raconté à l'AFP.
Le camion vert était toujours là mardi soir, juste avant le trou béant du pont écroulé.
"Je suis passé dessus des milliers de fois, il y avait toujours des travaux", a raconté à l'AFP Sandro, un chauffeur de taxi de 53 ans. "C'est comme si un peu de ma maison s'était écroulé".
Mais très vite, le choc a fait place à la colère. "Je ferai tout pour avoir les noms et les prénoms des responsables passés et présents. Il est inacceptable de mourir comme ça en Italie", a lancé M. Salvini. "Ils devront payer, payer tout et payer cher".
Travaux de consolidation
D'un ton plus posé, M. Mattarella a appelé à "un examen sérieux et sévère des causes" du drame. "Aucune autorité ne pourra se soustraire à un exercice de pleine responsabilité: les familles de tant de victimes l'exigent, de même que la communauté frappée par un événement qui laissera des traces".
"Les Italiens ont droit à des infrastructures modernes et efficaces", a-t-il ajouté, alors que le pays a été marqué ces dernières années par de nombreux accidents, depuis les collisions de trains aux écoles effondrées dans un séisme.
Selon des experts, le pont Morandi, long de 1,18 km, est un ouvrage en béton de la fin des années 1960 qui a connu des problèmes structurels dès sa construction et faisait l'objet d'un coûteux entretien lié en particulier aux fissures et à la dégradation du béton.
Selon la société italienne des autoroutes, "des travaux de consolidation étaient en cours sur la base du viaduc", qui faisait l'objet "d'activités constantes d'observation et de vigilance".
"Les premières indications sembleraient indiquer que la maintenance avait été faite", a déclaré M. Toninelli.
Mais "ces tragédies ne peuvent pas arriver dans un pays civilisé comme l'Italie. La maintenance est prioritaire sur toute autre chose et les responsables devront payer", a-t-il lui aussi insisté.
L'autoroute A10, dite "autoroute des fleurs", relie Gênes à Vintimille, à la frontière française. En raison du relief très accidenté de la région, entre mer et montagne, son parcours est jalonné de longs viaducs et de tunnels.
La semaine dernière, les services de secours italiens avaient déjà été mis à l'épreuve avec l'explosion d'un camion-citerne sur le périphérique de Bologne, qui avait fait un mort et une centaine de blessés.
Le pont Morandi, un ouvrage des années 1960 truffé de problèmes
Le pont autoroutier de Gênes dont une portion s’est écroulée mardi faisant une trentaine de morts est un ouvrage en béton des années 1960, truffé de problèmes structurels dès sa construction et objet d’un coûteux entretien, selon des experts.
« Pont Morandi à Gênes, une tragédie annoncée », titrait mardi le site spécialisé Ingegneri.info, en soulignant que l’ouvrage avait toujours fait l’objet de « doutes structurels ». À l’appui, l’analyse très technique d’Antonio Brencichun ingénieur et professeur à l’Université de Gênes, spécialiste du béton.
« Le viaduc Morandi a présenté dès le départ des aspects problématiques », commente-t-il, en évoquant une augmentation imprévue des coûts de construction, ainsi qu’une « évaluation erronée des effets différés [viscosité] du béton qui a produit un tablier non horizontal ».
Une anomalie de la voie rendue plus acceptable après des corrections répétées, note M. Brencich. Le pont Morandi a été construit entre 1963 et 1967. Ses mensurations sont impressionnantes : travée principale de 219 mètres, longueur totale de 1,18 km, piles de 90 mètres.
La technologie du béton armé précontraint était la marque de fabrique de son concepteur, l’ingénieur italien Riccardo Morandi, célébré en son temps et aujourd’hui décédé.
Fort du brevet « Morandi M5 », il avait utilisé cette technologie pour d’autres ouvrages, comme une aile d’un stade de Vérone en 1953.
Cette technique caractérise aussi un autre pont problématique plus long de Morandi, complété en 1962 : le pont General Rafael Urdaneta, qui enjambe la baie de Maracaibo, au Venezuela, d’une longueur de 8,7 km et doté de 135 travées.
En 1964, un pétrolier avait heurté ce pont, dont deux piles s’étaient écroulées dans la mer.
Le site Ingegneri.info note que ce type d’infrastructure devrait avoir une durée de vie d’au moins 100 ans. Or dès ses premières décennies d’existence, l’ouvrage a fait l’objet de travaux de maintenance importants liés en particulier aux fissures et à la dégradation du béton.
Au début des années 2000, les câbles de suspension des années 1980 et 1990 ont par exemple été changés.
« Il y a 50 ans, on avait une confiance illimitée dans le béton armé. On pensait qu’il était éternel. Mais on a compris qu’il dure seulement quelques décennies », a expliqué dans la presse italienne Diego Zoppi, ex-président de l’ordre des architectes de Gênes.
« On n’a pas tenu compte à l’époque des continuelles vibrations du trafic, car le ciment se microfissure et laisse passer l’air, qui rejoint la structure interne en métal et la fait s’oxyder », note-t-il, expliquant ainsi les constantes opérations de maintenance du pont Morandini.
« L’Italie construite dans les années 1950 et 1960 a un besoin urgent de restructurations. Le risque d’écroulement est sous-estimé. Les ouvrages construits à cette époque sont en train d’arriver à un âge où ils deviennent à risque », a prévenu l’architecte.
La société autoroutière avait récemment lancé un appel d’offres de 20 millions d’euros pour des interventions sur le viaduc, rapporte l’agence de presse économique Radiocor.
Cet appel d’offres prévoyait précisément un renforcement des câbles de certaines piles [structures verticales qui soutiennent les arches d’un pont], dont la pile numéro 9, celle qui s’est écroulée mardi.
Compte tenu de l’importance de cet axe routier qui voit passer chaque année 25 millions de véhicules, l’hypothèse d’une démolition de l’ouvrage avait même été étudiée en 2009.
Au moment de l’accident, des travaux de maintenance étaient en cours.