
Une récente enquête de la journaliste indépendante Marie Maurisse révèle que «les cigarettes fabriquées en Suisse et vendues au Maroc sont bien plus fortes, plus addictives et plus toxiques que celles que l’on retrouve en Suisse ou en France».
Les résultats sont clairs: les cigarettes fabriquées sur sol helvétique et vendues au Maroc sont bien plus fortes, plus addictives et plus toxiques que celles que l’on trouve en Suisse ou en France.
L’enquête intitulée «Les cigarettes suisses font un tabac en Afrique», et pour lequel la journaliste a reçu le prix d'investigation de l’association Public Eye, donne plus de détails sur le marché marocain. Elle note que «55% des cigarettes fumées au Maroc sont importées, en majorité de Suisse puis de Turquie».
C’est sur le sol helvétique qu’à la demande de la journaliste, 30 paquets de cigarettes provenant du Maroc, de France et de Suisse ont été analysés par l’Institut de santé au travail à Lausanne, ce dernier faisant partie des réseaux validés par l’OMS. Les résultats qui portent sur la teneur en goudron, en nicotine et en monoxyde de carbone dans les cigarettes marocaines seraient sans appel. Les fortes teneurs rendent ainsi ces cigarettes consommées au Maroc «plus fortes, plus addictives et plus toxiques», que celles vendues dans ces deux autres pays européens.
Outre la responsabilité des marques de tabac, l’enquête pointe du doigt également le manque de contrôle sur le sol marocain. «Les douanes se contentent de s’assurer de la conformité fiscale des conteneurs», écrit Marie Maurisse. Celle-ci ajoute que «les contrôles portent uniquement sur le paiement des taxes : les composants des cigarettes, ou leur toxicité, ne font l’objet d’aucune surveillance».
D’ailleurs, la journaliste rappelle que le Maroc avait adopté une loi limitant la teneur en goudron, en nicotine et en monoxyde de carbone. Pourtant, «le décret d’application n’a jamais vu le jour et aucun laboratoire ne vérifie ces valeurs», conclut-elle.
En 2017, 2900 tonnes de cigarettes suisses ont été exportées au Maroc, soit quelque 3,625 milliards de «tiges». Dans les supérettes, un paquet coûte 33 dirhams (3,5 francs suisses). Les plus modestes achètent les cigarettes à l’unité, pour 2 dirhams. Les paquets sont déclarés: ils portent le timbre du groupe suisse de certification et d’authentification SICPA.
Jusqu’en 2003, les paquets étaient fabriqués sur place, notamment à la Société Marocaine des Tabacs. Après le décès d’Hassan II, une libéralisation du secteur a été déclarée, avec la promulgation de la loi 46.02 sur le tabac manufacturé. Les groupes internationaux ont rapidement envahi le marché. Aujourd’hui, 55% des cigarettes fumées au Maroc sont importées, en majorité de Suisse, puis de Turquie. Les cigarettes arrivent par bateau au port de Tanger Med, ou même à «Casa», c’est-à-dire à Casablanca.
Sur place, nos interlocuteurs assurent que des fonctionnaires des douanes inspectent la marchandise: ils ouvrent le conteneur, choisissent un carton au hasard puis vérifient que le chargement est conforme aux déclarations. Cependant, et c’est une constatation générale de notre enquête, les contrôles portent uniquement sur le paiement des taxes: les composants des cigarettes, ou leur toxicité, ne font l’objet d’aucune surveillance.
Dans le monde, 8% des fumeurs vivent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire. L’OMS estime à 77 millions le nombre de fumeurs en Afrique – soit 6,5% de la population du continent. L’institution prévoit que, d’ici à 2025, ces chiffres augmenteront de près de 40% par rapport à 2010, soit la plus forte augmentation à l’échelle mondiale. Une «épidémie», selon l’OMS, qui relève que d’ici à 2030, les morts liées au tabac vont doubler sur le continent. Le Maroc semble être, pour les industriels, une excellente porte d’entrée vers ces marchés. Selon une étude du ministère marocain de la Santé, 13% des fumeurs y ont moins de 15 ans. Et la proportion de filles qui fument est en passe d’égaler celle des garçons.
Compenser la baisse des ventes en Europe
En Europe, la tendance est inversée. En vingt ans, les ventes de tabac en Suisse ont baissé de 38%, grâce aux campagnes de prévention et à l’augmentation des prix. C’est pourquoi les fabricants mettent désormais en avant leurs nouveaux outils appelés «reduced-risk products» pour consommer de la nicotine, supposément sans les effets néfastes du tabac. Pourtant, notait récemment Le Temps, pour Philip Morris, «malgré les moyens importants mis en œuvre, l’Iqos ne représente encore que 6% du volume de production du groupe et 12% de son chiffre d’affaires».
En attendant que l’Iqos et autres gadgets pour fumer sans fumée dégagent de vrais revenus – si tant est que cela se produise un jour –, PMI et ses concurrents doivent continuer à vendre des cigarettes. Et en masse. Les marchés émergents représentent une cible privilégiée, tout simplement parce que ces États n’ont pas les moyens de mettre en place des politiques de santé proactives. La voie est donc libre.
Les niveaux détectés révèlent l’existence d’un double standard: les Marocains fument des cigarettes plus nocives que les Européens. Pour chacun des trois paramètres testés, la quasi-totalité des cigarettes produites en Suisse et consommées au Maroc enregistrent une teneur supérieure à celle observée dans les cigarettes suisses et françaises.
Un échantillon de la marque Winston, par exemple, comporte plus de 16.31 milligrammes de particules totales par cigarette, contre 10.5 pour des Winston Classic achetées à Lausanne. Pour la nicotine, la différence entre les cigarettes commercialisées au Maroc et en Suisse est particulièrement frappante: 1.28 milligramme par cigarette pour des Camel «Swiss made» vendues au Maroc, selon les résultats de l’IST, contre à peine 0.75 milligrammes pour des Camel Filters vendues en Suisse. Pour le monoxyde de carbone, qui a pour effet de réduire la quantité d’oxygène circulant dans le sang, les valeurs sont aussi très différentes selon qu’on fume une Winston Blue au Maroc (9.62 milligramme par cigarette) ou en Suisse (5.45 milligramme). Malgré l’appellation rassurante, fumer des Camel light à Casablanca revient à consommer des cigarettes plus nocives que des Camel Filters à Lausanne.