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Les vrais bénéficiaires de l'immigration irrégulière

Les vrais bénéficiaires de l'immigration irrégulière

Les premiers bénéficiaires de l’immigration irrégulière ne sont pas les immigrants eux-mêmes, mais ceux qui les font passer, à des prix exorbitants, et ceux qui ensuite les emploient, à des prix dérisoires. C'est ce que nous rappelle avec pertinence l'essayiste canadien Mathieu Bélisle.

(La Presse) - L’immigration n’est pas affaire de charité, c’est le moins qu’on puisse dire. Avec son système de pointage basé sur le mérite, pudiquement appelé « Système de classement global », où la scolarité, l’expérience de travail, la langue parlée et les revenus pèsent de tout leur poids, le Canada se situe dans le peloton de tête des pays les plus exigeants, avec l’Australie.

Ce n’est peut-être pas un hasard si en 2017, le président américain d’alors, un certain Donald Trump, avait présenté un projet de loi visant à réformer le système d’immigration américain… sur la base du modèle canadien1 ! Le projet avait été rejeté par la Chambre des représentants à majorité démocrate qui le jugeait trop élitiste.

On n’a pas assez réfléchi aux problèmes éthiques soulevés par le système d’immigration canadien. D’une part, le recrutement au mérite, qui attire ingénieurs, médecins, investisseurs et infirmières, se réalise aux dépens de pays qui sont ainsi privés d’une partie de leur élite. Ces individus formés ont une grande valeur, et le Canada le sait.

Aussi, ambitionner d’augmenter le nombre d’immigrants à des niveaux jamais vus, à 500 000 ou 1 million par année, cela revient à piller toujours plus intensément les ressources humaines des autres pays. Sur une base individuelle, on comprend que les immigrants veuillent améliorer leur sort, surtout lorsqu’ils fuient des situations instables ou dangereuses.

Mais l’exode des cerveaux au profit d’un pays riche comme le Canada a des implications collectives pour les pays pauvres concernés : il hypothèque leur avenir, leurs possibilités mêmes de développement, en les privant de leur jeunesse éduquée.

L’autre enjeu éthique concerne les promesses faites aux immigrants qu’on s’emploie à recruter : on exige d’eux des diplômes, une expérience, la maîtrise de la langue. Et pourtant, dans bien des cas, le talent est gaspillé.

Combien d’exemples d’immigrants dont les diplômes ne sont pas reconnus et qui doivent tout reprendre depuis le début, en retournant à l’université ? Devant l’ampleur de la tâche, plusieurs se rabattent sur des emplois pour lesquels ils sont surqualifiés, et reportent leurs espoirs sur leurs enfants.

Ces gens travaillent et paient des impôts, jouent leur rôle, mais l’intégration a pour plusieurs un goût amer. On exige qu’ils parlent anglais alors qu’on les avait recrutés pour leur maîtrise du français ; un ordre professionnel les bloque alors que leur profession vit une pénurie de main-d’œuvre.

Le cas de l’ingénieur ou du professeur devant conduire un taxi n’a rien d’anecdotique : au Canada, seulement le quart des immigrants travaillent dans leur domaine de formation2.

Si les autorités se montrent peu pressées de fermer le chemin Roxham (endroit de migrations irrégulières vers le Canada à partir des États-Unis) c’est parce qu’elles savent – sans pouvoir l’avouer – que ces arrivants entrés par des voies irrégulières comblent une demande pour des emplois mal rémunérés, dont aucun « natif » ne veut.

Selon les estimations, il y aurait aux États-Unis 11 millions de sans-papiers occupant des emplois dans la construction, les services domestiques, l’agriculture, y compris – et surtout – dans des États comme la Floride ou le Texas, qui jouent aux durs en matière de contrôle des frontières alors qu’ils profitent à plein de cette main-d’œuvre bon marché.

Au Canada, les gouvernements n’ont pas la moindre idée de la situation, le nombre de sans-papiers variant selon les études entre 20 000 et 500 000.

Le chemin Roxham représente pour le pays l’équivalent d’un retour du refoulé : par cette voie passent des gens qui, peut-être, ne remporteraient pas la course au mérite, ou qui n’ont pas les moyens de traverser le dédale particulièrement opaque de l’administration publique.

Il faut bien sûr se demander si notre société est en mesure d’accueillir et intégrer tous ces gens qui rêvent d’une vie meilleure. Mais il faut aussi se demander si, en maintenant le flou en matière d’immigration temporaire et irrégulière, en fermant les yeux sur les incohérences de leur propre système, nos gouvernements ne sont pas en train de contribuer, ici comme ailleurs, à la formation d’une nouvelle classe sociale, inférieure à toutes les autres, l’équivalent des métèques de la Grèce antique, ces étrangers qui n’avaient ni les mêmes droits ni le même statut que les citoyens.

Nul hasard si le mot – métèque – a fini par se confondre avec une injure. Quand nous achetons nos fruits et légumes, faisons nettoyer nos maisons, optons pour la livraison à domicile, peut-être profitons-nous sans le savoir de ce capital humain, cette force de travail anonyme qui n’en souffre pas moins.

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