A l'approche du Hajj, et alors que des millions de musulmans du monde entier convergent vers La Mecque pour accomplir l’un des cinq piliers de l’islam, des archives de l'INA permettent de se rappeler d'une époque où la France organisait le grand pèlerinage pour les Musulmans vivant dans ses anciennes colonies d'Afrique. Ce que d'aucuns nomment "la culture coloniale du Hajj".
Un reportage produit par Les Actualités Françaises, une émission diffusée dans les cinémas, et intitulé « Aux lieux saints de l’islam » relate l'organisation, par la France, du grand pèlerinage de 1946 « depuis Rabat et, de plus loin encore, de tous les centres de l’Afrique française ». Une France décrite comme « tenue au respect de la croyance et des traditions religieuses des peuples musulmans », en particulier au sortir de la Seconde Guerre mondiale qui a poussé la France à interrompre les pèlerinages par voie maritime.
En « témoignage de son respect de l’islam » et « en dépit de la misère de l’après-guerre et de la pauvreté de ses transports maritimes sévèrement touchés par la guerre », la France « a voulu mettre le plus beau navire de sa marine marchande au service du pèlerinage : l’Athos II » qui a embarqué des centaines de musulmans issus de divers pays de l’Afrique française mais unis « dans une même foi et une joie fraternelle », entend-t-on dans le film documentaire. Un privilège pour qui avait la chance de faire un tel voyage, qui durait bien des semaines à l'époque contre quelques heures en avion aujourd'hui.
Partis au départ d'Alger, le navire a accueilli 1 300 pèlerins dont 160 de l’Afrique noire, 560 du Maroc et 560 d’Algérie, tous « animés à ce moment un seul désir : prier devant le tombeau du Prophète », à Médine, et « prier au lieu même où pria le Prophète », à La Mecque. Après Alger, le navire a fait escale à Bizerte, en Tunisie, pour embarquer 220 pèlerins supplémentaires avant d’amarrer au port de Jeddah et de laisser les pèlerins rejoindre les lieux saints de l’islam.
« Il m’est agréable de saluer ici, au nom du gouvernement français, ceux qui ont le privilège de partir aujourd’hui pour le pieux pèlerinage au lieu saint de l’islam que le Coran prescrit aux musulmans d’accomplir une fois au moins durant leur vie », déclarait alors Yves Chataigneau, gouverneur général de l’Algérie de l’époque, lors de son discours sur le pont de l’Athos II pour souhaiter bon voyage aux pèlerins.
« La France toute entière s’honore d’avoir ouvert aux croyants d’Afrique du Nord les portes de la terre sacrée », conclut le reportage archivé par l’Institut national de l'audiovisuel (INA). Non sans un relent désuet du colonialisme de l'époque et la glorification de la France.
Une culture coloniale du Hajj
Loin de faire exception à la règle, l'organisation du pèlerinage à La Mecque par la République française connaît son apogée pendant les années 1930, décennie au cours de laquelle on assiste à une prise en charge globale des pèlerins par la puissance coloniale. Celle-ci se caractérise par une protection renforcée sur le plan diplomatique et sanitaire, un encadrement des déplacements vers les Lieux Saints et enfin un appareil de propagande producteur de consensus en métropole comme dans les colonies. Ces trois piliers de la « culture coloniale » du hajj sont le fruit de temporalités différentes. Il peut paraître surprenant de parler de « culture coloniale » s'agissant d'une manifestation religieuse comme le pèlerinage à La Mecque (hajj).
Obligation canonique pour tout croyant, le hajj draine chaque année depuis le VIIe siècle des milliers de fidèles vers les Lieux Saints du Hedjaz. Il constitue une manifestation visible de la communauté de l'islam (umma) et un haut lieu identitaire pour tout Musulman. Difficile dans ces conditions pour une autorité politique de rester indifférente à un phénomène susceptible de lui apporter légitimation et reconnaissance. On comprend dès lors tout l'intérêt pour des empires européens qui, à l'époque contemporaine, ont établi leur hégémonie sur une grande partie du monde musulman, de s'investir dans cette question. Malgré quelques réticences initiales, on constate, sur la longue durée, une intervention croissante des pouvoirs publics européens dans le pèlerinage à La Mecque. La France républicaine ne fait pas exception à la règle.
Au fil des années, elle a ainsi réussi à bâtir une véritable « culture coloniale du hajj » dont le chercheur Luc Chantre retrace brièvement les caractéristiques avant d'en étudier les modalités de sa contestation à l'heure des indépendances en s'appuyant sur l'exemple du protectorat tunisien. Lire ici.
On peut considérer que depuis son institution par le Prophète Muhammad en 632 le hajj constitue un enjeu géopolitique car il a toujours conféré un surcroît de légitimité politique à l'Etat-hôte, accueillant les pèlerins venus d'horizon toujours plus éloignés, comme aux puissances qui entendaient prendre en charge, sous leur protection, le déplacement de leurs ressortissants. La sécurité des routes, terrestres ou maritimes, le ravitaillement des Lieux Saints, l'hébergement des pèlerins constituaient des questions de première importance pour asseoir cette légitimité, a fortiori quand les autorités organisatrices comme les sultans ottomans n'étaient pas en mesure de se réclamer d'une ascendance aussi prestigieuse que celle des chérifs mecquois.
Quand les empires européens ont commencé à s'intéresser de manière permanente auhajj, à partir de la seconde moitié du XIXe, les considérations défensives tendent alors à l'emporter. Il s'agit alors principalement, comme nous venons de l'évoquer, de protéger le continent européen des épidémies mais aussi de faire en sorte que des hajji « fanatisés » - le mot est alors d'usage courant - par leur pèlerinage ne sèment le trouble dans les colonies. La ville de La Mecque étant inaccessible aux non-musulmans, la tentation était alors forte d'y voir un foyer permanent de complot dirigé conter les empires. Ainsi la première réponse apportée par certains empires - les Pays Bas dans l'archipel indonésien, la France en Algérie - fut-elle d'encadrer les déplacements des pèlerins et de renforcer leur appareil de surveillance.Entretien avec Luc Chantre (voir ici)