«Plus les sociétés deviennent islamistes, plus les individus, surtout des jeunes, rompent avec la religion et décident de ne plus pratiquer l’islam.» C’est en partie le constat formulé par la chercheuse Anne-Clémentine Larroque, dans son ouvrage «Islamisme au pouvoir, Tunisie, Egypte, Maroc» (éditions PUF).
Dans un entretien à Libération, l’historienne, qui s’est rendue dans ces trois pays pour y réaliser un travail de terrain pendant plusieurs mois, explique comment les mouvements islamistes «ont évolué avec l’expérience du pouvoir».
Au Maroc, elle aborde ainsi le Parti de la justice et du développement (PJD), une formation qui «a remporté les élections législatives en 2011 (...) et doit composer avec le pouvoir du roi qui est aussi Commandeur des croyants». Elle tente également une analyse de l’évolution de la société marocaine, notamment dans les rangs de la jeunesse : «Au Maroc, nous constatons aussi les prémices d’une sécularisation. Le roi et son entourage ont bien conscience que la société marocaine est en train de changer très rapidement. Il y a de plus en plus de porosités avec le monde occidental. Des femmes commencent à se dévoiler. Ce changement est accompagné de façon discrète par le pouvoir, le roi, Commandeur des croyants. Par pragmatisme, mais aussi par intérêt, car il est promoteur de partenariats avec l’Union européenne.»
Plus loin, Anne-Clémentine Larroque évoque un autre noyau dur propre aux partis islamistes : les Frères musulmans. «En Egypte, les Frères musulmans sont aujourd’hui diabolisés par le pouvoir. Le général Al-Sissi les a qualifiés ‘‘d’organisation terroriste’’. Mais à force de les diaboliser, on oublie les difficultés qu’ils ont eues à gouverner quand ils étaient au pouvoir entre 2012 et 2013 avec Mohamed Morsi à la présidence. Ainsi, aux yeux de la population, l’illusion persiste. Plus il y a de répression et de diabolisation, plus le mythe, le fantasme des Frères musulmans, reste intact.»
Dans son nouvel ouvrage, Anne-Clémentine Larroque, spécialiste de l'islamisme, revient sur l'après "Printemps arabes" en Egypte, Tunisie et Maroc. Elle y remet en perspective l'élection de partis islamistes dans ces trois pays et y démontre comment l'exercice du pouvoir a changé leur sociologie - quitte à ce que leur idéologie de départ évolue. Sa thèse, à l'issue d'une enquête de terrain de deux ans : que ces partis serviraient "à première vue, et peut-être paradoxalement" de rempart au djihadisme.
Dans L’Islamisme au pouvoir (PUF), Anne-Clémentine Larroque, spécialiste de l’islamisme et maître de conférences à Sciences-Po en géopolitique, revient sur l’élection de partis islamistes en Egypte (Parti Liberté et Justice, PLJ), au Maroc (Parti Justice et développement, PJD) et en Tunisie (Ennahdha) après ce qui été décrit comme les “Printemps arabes”, en 2011.
L’auteure d’une Géopolitique des islamismes (Que sais-je ?, 2016) et co-auteure de Sortir du Bataclan (éd Breal, 2016), également analyste pour le ministère de la Justice depuis 2016, y remet en perspective le concept d’agenda caché souvent accolé à ces partis, y rappelle les spécificités de chaque groupe islamiste – alors même qu’ils seraient souvent vus comme “une même famille uniforme” – et y interroge, en se gardant de tout ethnocentrisme, leur capacité à s’adapter à la nouvelle donne démocratique. A l’issue de ces deux ans d’enquête de terrain (2015-2017), fruit d’une quarantaine d’entretiens (dont Fabrice Desplechin, le fameux frère diplomate du réalisateur Arnaud Desplechin !), elle explique surtout comment l’exercice du pouvoir et l’expérience de la démocratie ont permis de changer la sociologie et l’idéologie de ces partis – ceci différant un peu selon les pays, le Parti Liberté et Justice du frériste Mohamed Morsi, en Egypte, ayant par exemple été renversé par le coup d’Etat du général et dictateur al-Sissi, en 2013. Avec, une conséquence (à première vue “peut-être paradoxale”) : le fait que leur “normalisation” servirait finalement de “rempart au djihadisme”. Entretien.
Quel était le but de cette enquête ?
Anne-Clémentine Larroque – L’idée était d’aller un peu en dehors des sentiers battus. Je m’intéressais particulièrement à l’idéologie islamiste dans le cadre des Printemps arabes, et je voulais remettre en perspective l’arrivée de l’idéologie islamiste dans le processus de démocratisation en Egypte, au Maroc et en Tunisie. Car on a beaucoup parlé de la peur que suscitaient les islamistes – et du fait qu’ils aient été élus à des élections présidentielle et/ou législative en 2011-2012 –, dans le sens où ils incarneraient encore une fois le spectre de l’obscurantisme… Et, en fait, je pense que l'on a oublié une chose : que le processus de démocratisation ne s’est pas réalisé dans ces pays de la même manière qu’en Europe ou dans les pays occidentaux – en bref, cela n’obéit pas aux mêmes règles, aux mêmes contextes. Aussi, j’ai voulu aller voir comment les choses s’étaient produites, ainsi que les incidences que tout cela pouvait avoir sur la famille islamiste au sens général. Mon livre a donc dû, forcément, passer par une redéfinition des différents groupes et des moyens d’action.
Vous en parliez à l’instant, vous tenez également à rappeler que nous aurions, bien trop souvent, un point de vue “occidentalo-centré” – et donc pas forcément pertinent – sur ces enjeux…
Oui, tout à fait. Regardez par exemple l’expression “Printemps arabes” : on a essayé de coller, superposer en tout cas, notre expérience des Printemps des peuples en 1848 en Europe à une réalité qui se produit un siècle et demi plus tard ailleurs. Alors certes, il y a eu des révolutions, donc cela peut nous rappeler cet événement, mais c’est aussi, tout simplement, un moment charnière, d’étape et de transformations. Donc en disant “printemps”, on sous entend “on va démocratiser”, mais ce, dans le sens voulu par nous, occidentaux. C’est tout de même un souci : encore une fois, c’est vouloir s’approprier un processus en cours et une représentation de celui-ci. Là-dessus, il faut raison garder, et que l’on soit un peu plus humbles et respectueux. Voilà pourquoi j’écris : “Il faut laisser les printemps être arabes”.
Votre ouvrage s’appelle L’Islamisme au pouvoir. Vous y expliquez à titre préalable que “la confusion des groupes islamistes en une même famille uniforme ne peut se concevoir aujourd’hui” et, qu’“à l’heure des amalgames”, il est important de bien identifier les différences entre islam, islamisme politique et/ou islamisme radical. Quelles sont-elles ?
Il faut le dire et le répéter : il ne faut pas faire d’amalgames. Mais, évidemment, ces trois termes sont liés. En revanche, ils expriment des réalités et des nuances qu’il faut absolument expliquer aux gens. L’islam, c’est la religion monothéiste qui a été générée au VIIe siècle après JC par un prophète qui s’appelle Mohammed, d’abord à La Mecque puis à Médine (Arabie Saoudite). Cette religion dit qu’il faut réciter la parole d’Allah, et donc certains préceptes qui se déclinent dans le Coran, et dans la Sunna pour les musulmans sunnites. Les musulmans chiites, eux, ne se reconnaissent pas dans ce message-là : l’islam est donc une religion qui a deux grandes branches, comme la chrétienté peut en avoir trois (protestants, catholiques et orthodoxes).
C’est une religion qui, dès les origines offre une dimension politique – comme c’est d’ailleurs le cas, également, pour le catholicisme. Le Prophète était un chef religieux qui a aussi dû devenir un chef politique et guerrier : il a dû défendre la religion qu’il prônait. Au VIIIe siècle, quand le califat des Omeyyades va émerger, l'expansion de cette nouvelle civilisation est en cours. Pour cela, il faut un dispositif bien sûr politique, mais qui doit également s’appuyer sur des dispositions juridiques et sociales. L’islam va donc prendre cette dimension-là : quatre écoles juridiques sunnites vont émerger, et ces quatres écoles vont produire du droit en fonction d’une interprétation du Coran et de la Sunna. La plus rigoriste, celle qui va dire qu’il faut aller plus loin, est le hanbalisme. Cette école étend son influence au fil des siècles et prône un repli sur le texte coranique qui doit être appliqué de manière intégrale sans prendre de recul et sans prendre en compte le contexte historique en évolution. A partir de ce postulat, on peut expliquer l’émergence du wahhabisme (XVIIIe siècle) et du salafisme (XIXe siècle), ces deux courants découlent de la doctrine hanbalite. A côté de l’islam, on a donc une dimension davantage politique qui va être discutée et qui va être plus rigoriste que les autres. Le wahhabisme et le salafisme vont aussi prôner cette capacité à interpréter les textes coraniques avec un prisme beaucoup plus radical et politique. Les Frères musulmans – la confrérie va naître en 1928 – vont, eux aussi, vouloir donner à l’islam une dimension très politique : soit ils islamisaient par le bas, soit par le haut. Mais cette nouvelle idéologie, l'islamisme ne va pas être reconnue politiquement dans un accès au pouvoir concret (mis à part en 1979 en Iran). Panarabisme et panislamisme vont se confronter et, finalement, c’est le premier qui va gagner. Donc cet islamisme va être mis en place au fur et à mesure des siècles, et va véritablement incarner une nouvelle idéologie politique.
Ensuite, l’islamisme radical vient bien sûr de cette volonté d’existence politique mais, lui, va prôner l’utilisation de moyens violents et extrémistes pour pouvoir, imposer l’Etat islamique (EI)… En fait, on revendique une radicalité, une forme de violence, dès lors que l’impression de ne pas avoir pu affirmer le message de départ prédomine. La frustration nourrit le totalitarisme. On finit alors par avoir une idéologie totalitaire, prônée par l’EI depuis 2014.
Vous revenez donc sur les Printemps arabes et vous expliquez que, si les partis islamistes n’ont pas été à l’origine de l’insurrection populaire, ils ont su se saisir de ce contexte favorable pour arriver au pouvoir… Quel était ce contexte et comment y sont-ils parvenus ?
Il y a un double contexte. D'abord une situation plus lointaine à prendre en compte : les islamistes ont longtemps été réprimés, notamment en Egypte et en Tunisie, avec plus ou moins de radicalité par les pouvoirs en place. Donc ce moment de démocratisation va forcément s’ouvrir à ces gens-là, qui avaient été exilés et n’avaient pas le droit à la parole jusque-là..
Il y a aussi le contexte national de ces trois pays : les islamistes arrivent comme des figures providentielles. En fait, ils incarnent une alternative…. Alors même que les révolutions ont été faites par les jeunesses libérales qui demandaient, avant tout, la liberté d’expression et la dignité dans leurs conditions de vie. C’était exactement, d’ailleurs, le slogan en Tunisie : “Liberté et dignité!” Puis les islamistes sont arrivés, parce que ça s’ouvrait, parce que le pluralisme se mettait en place. Mais attention, ils n’ont pas volé le pouvoir ! Ils ont profité de la fenêtre qui était en train de s’ouvrir pour eux.
Vous parlez des logiques de concurrence entre islamistes et de comment Frères musulmans et salafistes ont eu une“stratégie d’instrumentalisation mutuelle qui les amène à se confronter, voire à tenter de s’éliminer”. Avec une conséquence notable : le fait que les salafistes, à la base apolitiques, ont souhaité imiter les Frères musulmans, et ce, en diffusant de plus en plus leurs thèses les plus radicales… Est-ce l’une des raisons de l’émergence de mouvances djihadistes violentes – outre un contexte de déstabilisation politique plus global ?
Au départ, la famille islamiste, de fait, parce qu’elle s’est intégrée dans le processus démocratique, était assez unifiée : il fallait incarner un pôle islamiste dans les trois pays, même si, au Maroc, le PJD était quand même détaché des salafistes. Il y a donc une stratégie d’accord, même si, idéologiquement, Frères musulmans et salafistes ne sont pas d’accord non plus complètement : ils ont des liens, mais pas la même stratégie. Les salafistes sont beaucoup plus structurés idéologiquement, alors que les Trères musulmans, eux, sont beaucoup plus structurés dans l’encadrement de leur organisation. Au départ, tout cela s’organise bien : ils se rencontrent, etc. En parallèle, les Frères musulmans ont conscience que la salafisation globale, sociale et sociétale, impulsée par l’Arabie Saoudite, est en cours dans le monde arabe, mais aussi en Europe et en Occident. Cela va contribuer à salafiser les Frères musulmans. Par ailleurs, les jeunes bases issues des partis Ennahda, PLJ et même PJD sont plus salafistes que les élites à la tête des partis, qui ont vraiment été Frères musulmans et ont moins connu cette salafisation.
Est-ce que cela explique l’émergence de groupes radicaux, djihadistes ? Je me pose la question, ce n’est pas si simple. Le fait que l’islamisme politique n’ait pas réussi à émerger, je suis convaincue que ça a pu en effet jouer sur la radicalisation du message et donc sur leur émergence. Mais il n’y a pas que ça : il y a le contexte historique, le fait que les Occidentaux soient intervenus, le positionnement des dictateurs arabes, la question du pétrole, etc. Dans le même temps que l’idéologie des djihadistes est un prêt à penser qui peut s’insérer très facilement dans toutes les fractures.
Ce qui est indéniable, c’est que le salafisme prend une place idéologiquement plus importante depuis une vingtaine d’années, et que le salafisme nourrit le djihadisme. Al-Qaïda ou l’EI sont issus du salafo-djihadisme et du takfirisme, soit la version la plus extrême du salafo-djihadisme : on excommunie tous ceux qui “ne sont pas comme nous”, y compris les apostats, les autres musulmans. Mais le salafisme en ce qu’il ferme, coupe l’individu, dans un mouvance, va nécessairement pousser ceux qui veulent se radicaliser vers la violence. Mais je pense que l'on peut dire que cette prise d’importance du salafisme va bien sûr permettre aux rangs des djihadistes de se renforcer. Cette évolution touche le monde arabe en général, mais aussi l’Occident.
Tout votre livre tend à répondre à cette question : vous expliquez que, “la normalisation de l’islamisme politique permise par leur intégration au jeu démocratique, pourrait être, à première vue peut être paradoxalement, comme un ‘rempart au djihadisme’”....
En fait, c’est parce qu' en acceptant d’exister dans des règles qui sont extérieures à ce qu’ils prônent – des règles démocratiques – les partis vont devoir être pragmatiques sur un certain nombre de choses, et devoir se contraindre à lâcher des choses qu’il aurait été impensable d’abandonner s’ils avaient continué à appliquer la doctrine frériste. C’est donc l’exercice du pouvoir qui va nécessairement transformer leur vision et leur pratique du pouvoir – ils étaient par ailleurs inexpérimentés en tant que tel.
On l’a bien vu : ça n’a pas du tout fonctionné en Egypte car, justement, il n’y avait pas cette volonté de changer. Par conséquent, la rue, les campagnes, l’armée, etc., ont manifesté leur mécontentement [cf. l’éviction de Mohamed Morsi, fin juin 2013, ndlr] : ils ne comprenaient pas pourquoi des gens pour qui ils avaient voté n’avaient toujours rien fait, pourquoi leurs conditions de vie étaient même moins bonnes qu'en 2011. En revanche, on peut voir qu’en Tunisie, pendant deux ans et demi, ils ont réussi à s’accorder avec un président à gauche et avec des députés qui n’étaient pas du tout de leur obédience. Ils échouent clairement dans la mise en place de réformes économiques et sociales et ça, ils le disent et l’acceptent : fin 2014, ils rappellent qu’ils ont voté la Constitution qui reconnaît la liberté de conscience, l’égalité femmes-hommes…. Et reconnaissent qu’ils ne sont pas parvenus au but. Certains disent “Oui, mais c’est du pur pragmatisme, ils cachent une volonté de revenir dès qu’ils pourront”.... Peut-être, mais, en tout cas, ils l’ont fait. C’est pour ça que je parle de normalisation : il y a quand même une volonté de réguler et de réformer quelque chose, volonté qui n’était pas là du tout dix ans auparavant. Certains disent “ils ont compris qu’il fallait montrer patte blanche”. Mais bien sûr ! Je compare souvent l’évolution de cette idéologie islamiste avec une autre idéologie, laïque, qui n’a rien à voir : le socialisme. A la fin du XIXe siècle, au sein du SPD en Allemagne, il y a des révolutionnaires, des sanguinaires, des réformistes. Et, au final, l’exercice du pouvoir va faire lâcher le bras idéologique le plus violent et radical et va finalement incarner l’un des plus gros partis de masse aujourd’hui. En mai 2016, Ennahda (Tunisie) et le PJD (Maroc) ont ainsi lâché leur matrice idéologique : un référent religieux. Même s’il peut effectivement y avoir une volonté d’instrumentalisation de certaines choses, au final, ils le font quand même.
Et tout cela sert effectivement de rempart au djihadisme. Le djihadisme existe très clairement pour casser le système démocratique, la nuance, la modération. Donc si des personnes de la même famille au départ, qui sont musulmans, qui parlent de l’islam, commencent à se mettre d’accord avec ceux qui sont des “mécréants”, ces derniers deviennent nécessairement des apostats, soit les pires des pires, des traîtres. Et donc les djihadistes font de ces personnes les cibles à abattre : selon eux, il ne doit pas y avoir d’alternative dans la lecture de l’islam, et eux seuls en ont la bonne lecture.
En parallèle, les partis islamistes, en montrant qu’ils sont très clairement opposés au djihadisme, en profitent en termes d’image. Pour le PJD c’est très clair : il y avait trois lois antiterroristes, dont deux vont être votées par une partie des islamistes du Maroc et de la Tunisie. En Egypte, c’est différent : il y a eu une tentative de Mohammed Morsi d’aller négocier avec les djihadistes du Sinaï. Mais dans les deux autres pays ça a été très clair, et ce, beaucoup plus concernant la Tunisie : à partir de 2013, il y a une bascule qui se fait après l’assassinat de deux opposants de gauche Chokri BelaÏd et Mohammed Brahmi. Là, il commence à vraiment y avoir rupture. En 2015, il y a les attentats du musée du Bardo, de Sousse, et après ce dernier ils votent une loi anti-terroriste. J’y étais : il y a l’idée à ce moment-là de montrer qu’ils sont vraiment du côté de la société, pas de ces gens-là. Il y a une volonté de rompre totalement avec les terroristes.
Vous rappelez tout de même que la Tunisie est le premier pays étranger à fournir des combattants à l’EI… Et, plus globalement, que les trois pays accueillent de nouvelles filières djihadistes à partir de 2011. Alors même que les partis islamistes se sont éloignés des djihadistes, pourquoi y a-t-il toujours cet attrait pour le djihad armé ?
Pour les trois pays encore une fois, c’est un peu différent. Concernant la Tunisie, les bases sociales plus jeunes, plus salafistes, sont allées, pour certaines, se répandre dans des groupes plus salafistes et plus djihadistes. Il y a aussi une structuration du djihadisme en lien avec le Sahel, l’Algérie et la Libye, une triangulaire qui fait qu’en Tunisie, on a des cellules dormantes. Bien sûr, il y a aussi les voisinages de ces pays qui sont très importants. Le Maroc, lui, est protégé par sa frontière avec l’Algérie qui est totalement fermée.
Concernant l’Egypte et la Tunisie, géographiquement, il y a des zones de frottement, une porosité qui fait qu’il y a pas mal de djihadistes qui peuvent passer et s’installer. Car si l’EI se disloque territorialement, son idéologie totalitaire, j’insiste sur ce terme, n’est pas en berne aujourd’hui : elle se restructure, se réadapte, met en place des cellules dormantes. Et al-Qaïda, paradoxalement, le fait aussi, et se sert des réseaux sociaux et de la défaite territoriale de l’EI pour continuer à se répandre – al-Qaïda est ainsi moins mal placé, au final, qu’il y a quatre ans. Donc oui, la menace est encore forte et les trois pays se réorganisent en ce sens, étant donné que leur cadre économique et social n’est pas encore optimum avec des nuances à établir selon le pays. C’est donc possible que les choses n’évoluent pas dans le bon sens au niveau de la sécurité. Après, à l'échelle du réveil de l'expression populaire, je pense qu’il y a une véritable volonté d'aller de l'avant. Il faut faire confiance à ces pays, ils ont enclenché une prise de conscience qui, je le pense, sera la force des futurs cadres politiques ou économiques. Même en Egypte, qui est complètement bloquée par la dictature, cette volonté existe. C’est un pays qui a toujours eu un peuple très politisé, des choses vont émerger. Ce n’est pas fini.
Amélie Quentel (Les Inrockuptibles)