Sous la plume d'Andrés Allemand, la Tribune de Genève consacre un article à la lutte des femmes arabes pour le droit à l'héritage.
La Tunisie sera-t-elle le premier pays arabe à instituer l’égalité dans l’héritage, défiant ainsi l’un des tabous les plus tenaces? Du Maghreb au Moyen-Orient, le débat fait rage depuis que le président Béji Caïd Essebsi a promis le 13 août de soumettre un projet de loi pour modifier le code du statut personnel. Actuellement, ce code prévoit, dans la plupart des cas, une part deux fois plus importante pour un héritier que pour une héritière, suivant en cela une règle très explicite du Coran. Voilà pourquoi la disposition patriarcale paraît difficile à annuler, même dans une Tunisie à l’avant-garde de la région en matière de droits des femmes.
Pourtant, la persistance de l’inégalité dans l’héritage paraît totalement paradoxale à l’heure où nombre de Constitutions nationales proclament l’égalité des sexes. Aujourd’hui, les femmes ont le droit de vote dans tous les États musulmans sauf l’Arabie saoudite. Même là, les étudiantes prennent d’assaut les universités. Il reste de moins en moins de métiers réservés aux hommes. Dans bien des pays, nombreuses sont celles qui occupent des postes à responsabilité. Le Pakistan a porté au pouvoir Benazir Bhutto, le Bangladesh a élu Khaleda Zia puis Sheikh Hasina, la Turquie a eu Tansu Ciller, l’Indonésie a été gouvernée par Megawati Sukarnoputri! Autant de pays musulmans, mais pas arabes, il est vrai…
Tunisiennes «trahies»
Alors pourquoi ne pas octroyer l’égalité dans l’héritage? «Il s’agit d’un sujet tabou, il remet en question le texte sacré qui a codifié d’une manière claire le droit successoral», note la socioanthropologue Safaa Monqid, qui enseigne à l’Université Sorbonne Nouvelle. Modifier ces règles implique de prendre ses distances avec le Coran – ou d’en faire une interprétation non littérale et progressiste. Au Caire, les autorités de l’Université Al-Azhar, qui font référence dans le monde musulman, ont décrété que l’initiative du président tunisien «va à l’encontre des enseignements de l’islam».
Résultat: le parti islamiste Ennahdha, plus importante formation politique de Tunisie avec 68 des 217 sièges au parlement, a averti le 26 août qu’il ne soutiendra pas le projet de loi que le président Essebsi compte déposer dans les mois à venir (peut-être après les législatives de mai). Un refus étonnant, somme toute, car le texte envisagé laisse chaque citoyen libre d’exiger par testament que la loi islamique soit appliquée pour ses héritiers. Par ailleurs, le parti Ennahdha avait soutenu l’article de la Constitution stipulant que l’État «s’engage à protéger les droits acquis de la femme, les soutient et œuvre à les améliorer», rappelle Amna Guellali, qui dirige le bureau de Tunis de l’ONG Human Rights Watch. «L’annonce d’Ennahdha est une trahison pour les Tunisiennes!»
Marocaines au front
En réalité, la Tunisie n’est pas le seul front de la bataille pour l’égalité dans l’héritage. Si ce débat a été relancé depuis un mois en Égypte et en Algérie, il était déjà très animé au Maroc, où une centaine d’intellectuels ont fait polémique en mars en signant une pétition qui réclame l’abandon du droit successoral inspiré de la charia. Car, disent-ils, ce qui «pouvait être justifié historiquement dans un système clanique où les hommes prenaient en charge toutes les femmes de la famille» s’avère aujourd’hui injuste et contraire à l’esprit du Coran (qui avait octroyé des droits aux femmes à une époque où elles n’en avaient aucun). Or, aujourd’hui, «la famille marocaine est le plus souvent réduite aux parents et leurs enfants. Les femmes participent souvent à la prise en charge des besoins de leur famille, dont elles sont parfois l’unique soutien, et sont nombreuses à assister financièrement leur époux. Enfin, le nombre de femmes livrées à elles-mêmes, célibataires, divorcées ou veuves, avec ou sans enfants, a nettement augmenté.»
Lancée par l’écrivaine et psychothérapeute Siham Benchekroun, la pétition a été portée par Asma Lamrabet, qui dirigeait alors le Centre d’études féminines en islam au sein de la Rabita mohammadia des oulémas, association créée par le roi Mohammed VI pour promouvoir un islam tolérant et ouvert. Mais face au tollé soulevé par la pétition, la théologienne a présenté sa démission en avril. L’opinion publique n’est pas encore prête au changement.
Dans le monde arabe, «la mentalité patriarcale pèse de tout son poids sur l’inconscient des hommes et des femmes», relève Safaa Monqid. D’autant plus «avec la montée du populisme musulman, qui fait barrage à toute réforme et engendre un repli sur les valeurs conservatrices».