Une opposition découragée, des candidats potentiels paralysés, des cercles d’influence occupés à maintenir le statu quo : alors que la prochaine présidentielle doit se tenir dans quinze mois, aucun candidat ne semble en mesure d’émerger face au chef de l’État. L'analyse d'Abed Charef.
L’Algérie de 2018 ressemble à son président, Abdelaziz Bouteflika, tel qu’il apparaît dans les rares photos de lui, diffusées depuis trois ans. Sur l’une d’elles, une des plus dures, tweetée par l’ancien Premier ministre français Manuel Valls à l’issue d’une brève rencontre à Alger, on voyait un homme fatigué, considérablement affaibli par la maladie, le regard vide, les traits tirés, donnant vaguement l’impression de ne pas savoir ce qu’il faisait, ni où il se trouvait.
À quinze mois d’une élection présidentielle dont personne n’arrive à dessiner les contours avec certitude, l’Algérie donne l’impression d’être plongée dans la même absence. Elle ne sait pas qui sera candidat à la présidentielle de 2019, quels adversaires il va affronter, comment va se dérouler l’élection. Elle ne sait pas non plus dans quelle direction elle va aller.
La principale inconnue concerne évidemment le président Abdelaziz Bouteflika lui-même : briguera-t-il un cinquième mandat ?
Les Algériens sont littéralement tétanisés par le sort du chef de l’État, dont tout semble dépendre. Qu’il soit candidat à sa propre succession, et la présidentielle de 2019 perd tout son sens. Qu’il ne soit pas candidat, et beaucoup de pistes s’ouvrent, même si une large partie de l’opinion pense que le pouvoir va réussir à imposer son propre candidat.
Toute l’Algérie tient dans ce paradoxe. D’un côté, les Algériens savent que tout se joue autour du chef de l’État, un homme malade, lourdement handicapé, immobilisé sur une chaise roulante, ne pouvant ni se mouvoir ni prononcer un discours, incapable de tenir un agenda politique ou de tenir une réunion depuis son AVC d’avril 2013.
Son état physique est si précaire que n’importe quel constitutionnaliste prononcerait son incapacité à exercer ses fonctions, et aucun parti fonctionnant normalement n’en ferait un candidat à une municipalité.
Mais d’un autre côté, les Algériens savent aussi qu’à moins d’un évènement inattendu, la présidentielle de mai 2019 débouchera très probablement sur un nouveau bail au profit du président Bouteflika. Pour des raisons relativement simples à comprendre.
Abdelaziz Bouteflika a été reconduit pour un quatrième mandat en 2014 parce que les différents groupes influents au sein du pouvoir n’étaient pas parvenus à un accord sur le nom de son successeur. Ils ont donc opté pour le statu quo, en attendant que la situation se décante.
Les lignes n’ont pas bougé
Un mandat plus tard, les choses n’ont pas évolué. Malgré le départ de celui qui était considéré comme l’homme fort du pouvoir algérien depuis un quart de siècle, le général Toufik Mediène, patron des services spéciaux, le rapport de forces est demeuré tel qu’il était il y a cinq ans.
Aucun nouveau candidat susceptible de réunir un consensus au sein du pouvoir n’a émergé. Aucun groupe n’est en mesure d’imposer son candidat, ni de proposer un candidat qui ait l’assentiment des autres cercles. Mais dans le même temps, chaque groupe est en mesure de faire capoter une démarche qu’il estime menaçante, ce qui empêche toute velléité de faire bouger les lignes.
Résultat : plutôt que de se lancer dans une aventure qui risque de provoquer des perturbations, voire menacer la structure du pouvoir, les cercles les plus influents préfèrent maintenir les équilibres actuels, dont ils tirent des bénéfices disproportionnés.
C’est d’autant plus confortable que le pouvoir n’a pas besoin de préparer un cinquième mandat. Il a juste besoin d’éviter l’émergence d’une alternative crédible. Pour le reste, les choses se feront d’elles-mêmes.
Malgré la crise économique et financière, et malgré la contestation, le pouvoir joue sur du velours. D’où viendrait une alternative qui le contesterait ? Pas de l’intérieur du pouvoir.
Les hommes susceptibles d’être candidats, comme le premier ministre Ahmed Ouyahia, sont tous des obligés du président du président Bouteflika. Ils n’auraient aucune existence autonome. Sans lui, ils disparaîtraient de la carte politique. Ils savent que le premier qui exprimerait des ambitions présidentielles serait exclu, laminé. L’exemple de l’ancien Premier ministre Ali Benflis est encore dans les esprits. Ce qui explique les déclarations d’allégeance répétées, comme celle de M. Ouyahia, affirmant qu’il ne sera jamais candidat contre Bouteflika.
Dans les cercles proches du pouvoir, la discipline est donc de règle. Et elle se justifie. Le personnel gouvernemental et celui de la haute administration doivent tout à leur proximité avec le chef de l’État.
Quant aux milieux d’affaires, ils ont imposé leurs règles, et continuent de tirer avantage d’un modèle qui tourne essentiellement à leur profit. Les uns et les autres n’ont objectivement aucune raison à demander un changement qui risquerait de menacer des positions souvent illégitimes.
L’opposition n’y arrive pas
Reste une menace qui viendrait de l’extérieur du pouvoir. À une année de l’échéance de mai 2019, elle n’est pas visible. L’opposition n’est pas (pas encore) en mesure d’élaborer une démarche susceptible de faire vaciller l’édifice du pouvoir, même si les salons d’Alger bruissent de rumeurs sur des projets, parfois ambitieux, parfois loufoques.
Des appels ont été lancés pour présenter une candidature commune de l’opposition. Le président de Jil Jadid (Nouvelle Génération), Soufiane Djilali, est l’un des promoteurs de cette idée.
Said Sadi, qui vient de quitter organiquement le parti qu’il a fondé il y a bientôt trente ans, a de son côté ouvert une brèche inédite, en évoquant des « alternatives consensuelles ». Le choix d’un consensus national était jusque-là un objectif du Front des forces socialistes (FFS).
Mais au sein d’une opposition écartelée entre ses différends idéologiques et politiques, traînant un lourd passif historique, et où la pratique politique a perdu beaucoup de crédit, il est difficile de dialoguer, de parvenir à des accords, de nouer des alliances et de se mobilier sur le terrain pour les défendre.
À cela s’ajoute une position solide du pouvoir qui, malgré la crise économique, s’appuie sur un socle relativement stable. Il dispose d’abord de sa formidable force d’inertie, qui suffit à elle seule à décourager toute initiative.
Il s’appuie également sur un noyau central regroupant l’appareil militaire et sécuritaire, la bureaucratie d’État, ainsi qu’une constellation d’associations, sans crédibilité, mais relativement influentes, du fait de leur financement assuré par l’administration. La rente pétrolière, qui tourne, bon an mal an, autour de trente milliards de dollars, complète ce tableau.
Ultime arme du pouvoir, la partie immergée de son action. C’est là que se joue l’essentiel, dans un pays où les décisions les plus importantes relèvent de l’informel et sont entourées de la plus grande opacité. Saïd Bouteflika, le frère du chef de l’État, y joue un rôle central, mais il agit systématiquement derrière le rideau.
Pour l’heure, il n’a pas besoin de définir une ligne claire sur un éventuel cinquième mandat. Il laisse quelques animateurs de la scène politique attiser le suspens.
Djamel Ould Abbès, secrétaire général du FLN, parti du pouvoir, et Abdelmadjid Sidi Saïd, patron du syndicat UGTA, le syndicat officiel, jouent pleinement sur le rôle. Ils agitent suffisamment l’éventualité d’un cinquième mandat pour signifier à tous les candidats sérieux que les jeux sont faits. Mais ils restent suffisamment vagues pour entretenir un minimum de suspens. Cela suffit à produire l’effet escompté : décourager toute initiative de la part de l’opposition.
Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l'hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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