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Le Royaume-Uni veut durcir son système d’asile en criminalisant les traversées de la Manche

Le Royaume-Uni veut durcir son système d’asile en criminalisant les traversées de la Manche

Cinq ans après la fin de la « jungle » de Calais, le nombre de traversées de la Manche, souvent avec des petits bateaux, a explosé. La gestion de la frontière toujours dans l’impasse et la relation avec la France au plus bas.

 

(Le Monde) - Des cœurs orange « Together with refugees » (« ensemble avec les réfugiés ») collés sur la poitrine, des bannières « Refugees welcomed here » (« les réfugiés sont les bienvenus ici »), ou « No one is illegal » (« personne n’est illégal ») : mercredi 20 octobre, des milliers de personnes ont répondu à l’appel des associations britanniques de protection des droits des migrants sur la place Parliament Square, en face du palais de Westminster, pour une manifestation contre un projet de loi du gouvernement de Boris Johnson visant à criminaliser les traversées de la Manche.

Le texte, ardemment défendu par la ministre de l’intérieur, Priti Patel, brexiteuse de la première heure, crée une « sous-classe » de demandeurs d’asiles pour ceux qui arriveront de façon irrégulière sur le territoire national. Ils auront moins de droits et de possibilités de recours que ceux passés par les voies légales (demandes d’asile dans les consulats à l’étranger, etc.). Ils seraient même menacés de peines de prison pour être arrivés « sans autorisation »« Cette différence de traitement n’a aucune base dans le droit international », a dénoncé le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dans un communiqué, le 23 septembre. Le projet de loi autorise aussi les pushbacks – le renvoi des bateaux de migrants vers les eaux françaises –, en rupture du droit de la mer, qui oblige tout navire à porter secours à une embarcation en difficulté.

Le texte, en phase d’examen en commission parlementaire, est une nouvelle tentative du gouvernement conservateur pour tenir sa promesse d’un contrôle renforcé de la migration après le divorce avec l’Union européenne (UE). Priti Patel est sous pression dans son propre parti, alors que les traversées de la Manche ont fortement progressé en deux ans. Environ 18 000 personnes ont rejoint le Royaume-Uni en « small boats » depuis le début de l’année, contre moins de 2 000 en 2019. Ils sont iraniens, irakiens, érythréens, syriens, vietnamiens…

« C’est devenu le principal moyen de passage », assure Xavier Delrieu, à la tête de l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière (Ocriest), qui y voit le résultat de plusieurs facteurs combinés : la sécurisation du port de Calais (Pas-de-Calais) et de l’Eurotunnel, le ralentissement du trafic aérien et routier pendant la crise du Covid-19 et des chances de réussite plus élevées qu’en camion. « Sur 120 kilomètres de côte, le nombre de lieux de mise à l’eau est incalculable, confie M. Delrieu. Eradiquer le phénomène est impossible. Notre but est de le contenir et de démanteler un maximum de réseaux pour que ça soit moins rentable. »

Relations « très tendues »

Cinq ans tout juste après le démantèlement de la « jungle » de Calais, le 24 octobre 2016, où 10 000 personnes s’étaient installées, la gestion de la frontière est toujours dans l’impasse. Sur place, entre 700 (selon les pouvoirs publics) et 1 500 migrants (selon les associations) se trouvent encore éparpillés dans des campements. Jeudi 21 octobre, l’un d’entre eux est mort en chutant d’un camion, tandis qu’un prêtre et deux militants poursuivaient une grève de la faim entamée il y a près de deux semaines pour dénoncer le sort de ceux qui convergent vers le Pas-de-Calais pour tenter de rejoindre les côtes du Kent.

Le durcissement à l’œuvre côté britannique ne va pas, en outre, améliorer les relations avec la France, déjà au plus bas. « C’est très tendu », confirme un conseiller de l’exécutif. Les passes d’armes entre les ministres de l’intérieur Gérald Darmanin et Priti Patel en témoignent. Le Royaume-Uni reproche à la France de ne pas suffisamment empêcher les traversées, tandis que Paris réclame le concours financier de Londres. Depuis 2014, contrepartie de la localisation de la frontière côté français, près de 200 millions d’euros ont été versés par les Britanniques aux Français, pour financer l’achat de matériel pour les forces de l’ordre, le recours à des réservistes, des travaux de sécurisation ou encore des places d’hébergement de migrants. « Ça nous permet de faire des choses, mais ne couvre pas tous nos coûts », fait remarquer l’entourage du ministre.

Le 9 octobre, M. Darmanin a aussi réclamé la négociation d’un traité migratoire de réadmission entre l’UE et le Royaume-Uni, qui réglerait la question du traitement des demandeurs d’asile. « Il ne faut pas que ce soit bilatéral », insiste-t-on place Beauvau. Responsable du plaidoyer de l’ONG Safe Passage, Agathe Battistoni nourrit peu d’espoir quant à un accord à l’échelle européenne : « Ce n’est pas en six mois de présidence française de l’UE [à partir du 1er janvier 2022] qu’un consensus va être trouvé à 27 », redoute-t-elle.

La fin des accords de Dublin

En attendant, depuis le Brexit, les accords de Dublin ne s’appliquent plus entre le Royaume-Uni et l’UE. Concrètement, cela signifie que Londres ne peut pas expulser un demandeur d’asile sous prétexte qu’il aurait déjà été enregistré en France ou dans un autre Etat membre. Réciproquement, les demandeurs d’asile présents en France ou dans l’UE et qui pouvaient faire valoir des liens familiaux outre-Manche pour migrer de façon légale n’ont quasiment plus aucune chance d’y parvenir.

« Depuis le démantèlement de la jungle, environ 3 500 personnes, principalement des mineurs isolés et des familles, ont pu rejoindre leurs proches au Royaume-Uni grâce à Dublin, souligne Agathe Battistoni. Ça permettait de les sortir de l’errance et des filières autour de Calais et de Grande-Synthe. Aujourd’hui, la réunification familiale ne peut plus se faire que sur la base du droit interne, particulièrement restrictif. De nombreux mineurs renoncent et tentent alors les traversées illégales de la Manche. »

Tandis que le gouvernement Johnson espère avoir trouvé dans son projet de loi une base légale pour renvoyer les migrants vers la France, beaucoup redoutent ses effets délétères : « Ce texte ne va pas dissuader les passeurs et les migrants de passer, encore plus de gens vont rester dans les limbes, incapables de rejoindre leur famille. Et Londres envoie un message très négatif aux autres pays, leur signifiant qu’ils peuvent faire pareil », dénonce la militante d’origine afghane Gulwali Passarlay, venu manifester à Parliament Square.

Des migrants « encore plus vulnérables »

D’après la coalition d’associations Together With Refugees, les deux tiers des femmes et des enfants qui obtenaient l’asile jusque-là seraient déboutés avec la nouvelle loi. « Elle risque de rendre les migrants encore plus vulnérables à l’exploitation et aux violences », insiste la militante d’origine somalienne Mariam Ibrahim Yusuf. En 2019, le Royaume-Uni a enregistré 44 835 demandes d’asile.

Le paradoxe, c’est que l’accueil des Britanniques est plutôt chaleureux. Mardi 19 octobre, la poupée géante Amal, représentant une petite Syrienne de 9 ans qui a entrepris une traversée de la Turquie jusqu’à Manchester, et visant à sensibiliser au sort des migrants, mettait pour la première fois le pied sur le sol britannique. Des milliers de familles, d’écoliers et de personnes âgées ont salué son arrivée en chansons dans le port de Folkestone, juste à côté de Douvres.

Mais cette réforme de l’asile a toutes les chances d’être adoptée, étant donné la confortable majorité de Boris Johnson à la Chambre des communes et la presque inexistence de la mobilisation travailliste sur le sujet. Que fera la France déjà en froid avec Londres sur le dossier de la pêche, celui du Brexit ou du contrat interrompu de livraison de sous-marins avec l’Australie ? « Le mois dernier, nous avons observé ce qui ressemblait à une tentative de “pushback” : des jet-skis ont fait des manœuvres autour d’un “small boat” proche de la côte. Ces manœuvres sont très dangereuses, les embarcations peuvent si vite chavirer… Je doute que le Home Office mette ses menaces à exécution, il est plutôt dans la rhétorique, mais qui sait ? », s’inquiète Kim Bryan, de l’association Rescue Channel, qui surveille les arrivées de « small boats » dans le Kent. Au ministère de l’intérieur, à Paris, on veut aussi croire à un jeu de posture. Et de prévenir : « C’est très périlleux, les gens vont se jeter à l’eau. »

Par Cécile Ducourtieux(Londres, correspondante) et Julia Pascual

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