Nouzha Skalli a été ministre du Développement social, de la Famille et de la Solidarité au Maroc de 2007 à 2011. Elle publie une tribune dans la revue Middle East Eye où elle regrette que les associations engagées sur le terrain aux côtés des femmes victimes de violences n’aient pas été associées à l’élaboration de la loi adoptée le 14 février.
C’est aux forceps que la loi 103-13 relative à la lutte contre la violence envers les femmes a été adoptée à la majorité des membres du Parlement le 14 février 2018, le jour de la fête de l’amour. Cela aurait pu être un beau symbole si ce n’est que cette loi est loin de provoquer l’adhésion du mouvement féminin marocain, connu pour sa combativité et son expertise de terrain en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. Au Maroc, le combat contre les violences faite aux femmes a été marqué par la création des premiers centres d’écoute dès le début des années 1990 et s’est développé à travers la création d’un ensemble de réseaux constitués de centres d’écoute et d’assistance psychologique et juridique pour les femmes victimes de violences. Ces centres ont longtemps été les seuls recours pour les victimes de violences et ont permis aux associations de développer une véritable expertise et de s’ériger en partenaires incontournables des politiques publiques en la matière.
Pourtant, malgré leur combat incessant pour une législation de qualité en matière de lutte contre les violences faites aux femmes garantissant la prévention, la protection, la punition des coupables et la prise en charge ainsi que la réhabilitation des victimes, ces associations n’ont pas été associées à l’élaboration de la loi 103-13. Cette loi n’a pas manqué de limiter, d’ailleurs, le droit des associations à se porter partie civile en le conditionnant à l’autorisation écrite de la victime sans prévoir la procédure à adopter quand la victime est dans le coma ou quand elle est réduite au silence à jamais !
Leurs multiples propositions et recommandations ainsi que celles présentées par le Conseil national des droits humains (CNDH) n’ont que peu ou pas été prises en compte.
Au vu des enjeux énormes liés à la violence faite aux femmes, considérée par la déclaration de l’Assemblée générale des Nations unies en 1993 sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes, comme une violation des droits humains des femmes et une manifestation de la discrimination à leur égard, cette loi est donc largement en deçà des attentes du mouvement féminin.
Les différentes législations actuelles sont clairement insuffisantes pour prévenir les violences faites aux femmes et les protéger. Lorsqu’une femme victime de viol, ou de harcèlement sexuel, ou de promesse de mariage (c'est le cas le plus fréquent) tombe enceinte, devenant ainsi mère célibataire, la loi ne lui permet ni d'avorter, ni d'avoir un statut pour elle et son enfant (car l’enfant est né hors mariage).
La déception des associations fut d’autant plus grande que la Constitution dont s’est doté le Maroc en 2011, considérée comme une véritable charte des droits humains et de l’égalité, permettait d’attendre l’adoption d’une loi de qualité à la hauteur des engagements nationaux et internationaux du Maroc, conforme aux normes et standards internationaux en matière de législation de lutte contre les violences faites aux femmes.
La Constitution en effet bannit et combat toute discrimination, proclame l’égalité entre les hommes et les femmes en matière de droits et libertés dans tous les domaines et interdit de porter atteinte à l'intégrité physique ou morale de quiconque.
Concepts moralisateurs et obsolètes
Quelle est la structure de la loi ? Quelles en sont les avancées et les principaux griefs exprimés par le mouvement féminin ?
La structure de la loi 103-13 relative à la lutte contre la violence envers les femmes ne lui permet pas d’être une loi globale et cohérente. Elle comporte en effet des définitions, des articles concernent des dispositions pénales amendant et complétant des articles du code pénal, et des dispositions procédurales réformant le code de procédure pénale et enfin des mécanismes de prise en charge des femmes victimes de violences.
Une fois mise en œuvre, soit six mois après sa publication sur le journal officiel, la plupart de ses articles rejoindront le code pénal et il ne restera dans la loi que les définitions et les mécanismes de prise en charge.
À noter que la philosophie du code pénal se fonde sur des concepts moralisateurs et obsolètes comme les bonnes mœurs et l’ordre des familles, et non sur les principes et valeurs de la loi fondamentale basés sur les droits humains et les libertés individuelles.
Par exemple, ce code pénal continue de pénaliser les relations sexuelles hors mariage (article 490) ignorant les mutations sociologiques que connait la société marocaine et notamment l’âge moyen du mariage, de 31 ans pour les garçons et de 27 ans pour les filles.
En fait, cette interdiction est discriminatoire et beaucoup plus subie par les femmes qui cumulent la stigmatisation familiale et sociale, alors que les hommes sont pratiquement assurés de l’impunité.
Parmi les principales avancées relatives de cette nouvelle loi, l’aggravation des peines, en cas de violence, de non-assistance à personne en danger, d’actes poussant au suicide, d’enlèvement ou de séquestration, quand l’auteur est le mari, le divorcé ou le prétendant, ou quand la victime est mineure ou une personne en situation d’handicap.
La loi prévoit également de nouvelles mesures de sûreté personnelle, notamment l’interdiction du partenaire condamné pour violence d’entrer en contact avec la victime, ainsi que la possibilité de le soumettre au suivi d’une thérapie psychiatrique adéquate.
La loi pénalise aussi, pour la première fois, l’expulsion du domicile conjugal, sans toutefois prévoir de mesures de protection pour les femmes, ainsi que la dilapidation des biens communs du couple. Le mariage forcé est lui aussi sanctionné par la loi, mais uniquement en cas d’utilisation de violence ou de menace, sans pénaliser le mariage coutumier avec lecture de la fatiha (première sourate du Coran), subterfuge utilisé pour marier des mineures en contournant les dispositions du code de la famille qui fixe à 18 ans l’âge du mariage.
Enfin est également sanctionné le harcèlement sexuel, « dans les lieux publics ou tout autre lieu, par des actes, propos ou signes de nature sexuelle ou à visées sexuelles, par le biais des messages écrits, téléphoniques ou électroniques, ou des enregistrements ou photos de nature sexuelle ou à visées sexuelles ».
Toutefois cet article comporte une zone de flou entre la répression sexuelle et la lutte contre le harcèlement sexuel, car il ne définit pas le harcèlement sexuel, comme l’a pourtant recommandé le CNDH, par le fait de générer chez la victime « un état objectif intimidant hostile ou dégradant ». Et enfin, il ne précise pas le sexe de l’auteur du harcèlement.
Une occasion ratée
Ce n’est pas le seul problème. En effet, la loi ne comporte pas de préambule fixant ses objectifs et n’intègre pas le principe de « diligence voulue » recommandée par les Nations unies et qui consacre l’obligation pour les autorités d’enquêter, de chercher les preuves, de prévenir la violence, de protéger les femmes, de sanctionner les auteurs et de prendre en charge les victimes et leurs enfants!
Elle comporte par ailleurs des définitions tronquées par rapport à la définition contenue dans la déclaration de l’ONU sur la violence. Ainsi les définitions ne font pas référence « à la menace, l’abstention, et la contrainte ou la privation arbitraire de liberté ».
Le vol entre époux n’est pas pénalisé, pas plus que le viol conjugal. Pour comparaison, dans la loi tunisienne, l’incrimination du viol (nouvel article 227 du code pénal tunisien) est qualifiée « indépendamment du lien entre le violeur et la victime » ce qui permet de réprimer le viol conjugal.
On reproche enfin aux mécanismes de prise en charge des femmes victimes de violences d’être bureaucratiques et surtout de ne pas associer les associations du mouvement féminin qui pourtant, jouent un rôle de premier plan dans la prise en charge et l’accompagnement des femmes victimes de violences.
La loi 103-13 est une occasion ratée de réaliser l’unanimité autour de la protection des femmes contre la violence.
La cause des femmes aux Maroc a connu des progrès remarquables depuis l’arrivée sur le trône du roi Mohammed VI, porteur d’une vision avancée sur les droits des femmes et l’égalité. Ainsi, après la réforme majeure du code de la famille en 2004, qualifiée en son temps de « révolution tranquille », et après les progrès multiples réalisés dans la gouvernance de la lutte contre les violences faites aux femmes, tous les espoirs étaient permis pour continuer la marche des femmes vers l’égalité.
Au vu des résultats alarmants de l’enquête nationale sur la violence faite aux femmes, réalisée par le Haut-Commissariat au Plan en 2009/2010, qui a montré que 62,8 % des femmes interrogées ont subi une forme ou une autre de violence durant l’année ayant précédé l’enquête, et surtout au vu des avancées constitutionnelles majeures, le mouvement féminin se croyait en droit d’attendre une loi fortement engagée à prévenir la violence fondée sur le genre, protéger les femmes victimes de violences, punir les coupables et prendre en charge les victimes.
La loi 103-13 relative à la lutte contre la violence faite aux femmes, fléau largement dénoncé par la société, aurait beaucoup gagné à ne pas rester sourde aux appels multiples et plus particulièrement ceux des associations féminines et du Conseil national des droits de l’homme.
Cela aurait permis de réaliser un vote unanime et de créer un consensus autour de la question des droits des femmes et de l’égalité. Mais c’était trop attendre d’un gouvernement dirigé par un parti conservateur attaché à un référentiel moralisateur et patriarcal.
Le Maroc mérite mieux sur cette question pourtant hautement stratégique pour les droits humains des femmes et pour le progrès, la justice sociale et le développement du pays !
Nouzha Skalli a été ministre du Développement social, de la Famille et de la Solidarité au Maroc de 2007 à 2012 . Ex-députée du Parti du progrès et du socialisme (PPS), elle est la première femme à devenir cheffe de groupe parlementaire en 2003. Fondatrice et longtemps dirigeante de l’Association démocratiques des femmes du Maroc (ADFM), elle participa aussi à la création de l’Organisation marocaine des droits humaine (OMDH) et s’engagea pour les droits des femmes à Casablanca en créant notamment un Comité national pour la participation des femmes à la vie politique et un Centre d’écoute et d’assistance juridique aux femmes victimes de violences. Nouzha Skalli a rédigé cette tribune pour Middle East Eye à titre gracieux. Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de la revue.