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Rachid Benzine : « Les hommages à Samuel Paty et aux manifestants algériens ne sauraient masquer le malaise et la paralysie de nos institutions »

Les « précautions » qui ont accompagné les cérémonies de souvenir aux Algériens tués en 1961 et le manque de soutien aux enseignants de la part de l’Etat, malgré l’hommage à leur collègue assassiné, font courir le risque d’opposer davantage les groupes qui composent notre société, prévient Rachid Benzine dans une tribune au « Monde ».

Le hasard des calendriers a fait se juxtaposer deux célébrations qui, au premier abord, n’avaient que peu à voir l’une avec l’autre : l’hommage à l’enseignant Samuel Paty, assassiné dans les Yvelines le 16 octobre 2020, et des cérémonies liées au souvenir du massacre de manifestants pacifiques algériens à Paris le 17 octobre 1961.

Un an après l’assassinat du professeur qui s’efforçait d’expliquer, dans le respect des élèves et avec un réel souci pédagogique, ce qu’est la liberté d’expression, l’émotion et la tristesse restent encore bien présentes. La mort de Samuel Paty, regardé depuis comme l’un des « hussards noirs du XXIe siècle » [selon les mots du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, après cet assassinat], a remis en valeur le rôle de celles et ceux qui veillent à faire grandir leurs élèves par la transmission des savoirs. A la faveur des différents événements, chacun a pu se remémorer ses propres maîtresses et maîtres, ce que nous leur devons.

Savoir reconnaître ses propres trahisons

Ce même samedi 16 octobre, le président de la République a choisi – courageusement – de se rendre sur les bords de Seine, à la hauteur du pont de Bezons, pour se remémorer solennellement les Algériens tués le 17 octobre 1961 par la police parisienne. « Les crimes commis cette nuit-là sous l’autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République », a-t-il déclaré avec force, tout en se gardant bien de mettre en cause, aussi, le premier ministre de l’époque, Michel Debré [1912-1996], furieusement hostile à l’indépendance algérienne, et le général de Gaulle, alors premier président de la Ve République, qui ont couvert le massacre une fois qu’il fut accompli et connu.

En rappelant ces drames, en incitant chacun à les regarder en face, la République est fidèle à sa vocation, qui est de défendre la dignité et la valeur de toute vie humaine, et qui est aussi de savoir reconnaître ses propres trahisons quand il le faut. C’est également une sorte de « contrepoison » que ces cérémonies ont tenté d’injecter à notre société, à l’heure où tant de discours de haine se déversent sur trop de plateaux de télévision, dans les salles de précampagne présidentielle, sur les réseaux sociaux…

Cependant, ces hommages laissent un goût d’inachevé. Les cérémonies de ce week-end ne sauraient masquer les malaises et la paralysie de nos institutions. L’assassinat de Samuel Paty n’illustre-t-il pas le drame de l’institution scolaire de plus en plus impuissante à conduire sa mission au cœur d’une société fracturée ? Celui d’une école qui ne parvient plus à parler simplement de laïcité, et qui se montre incapable d’accompagner correctement les enseignants qui le font ? Même dans l’hommage à Samuel Paty, l’institution scolaire et des enseignants se sont opposés !

« À quoi doivent servir les commémorations,
si ce n’est à recadrer le sens de notre histoire et de nos morts pour guider les vivants ? »

Le 17 octobre 1961, quant à lui, reste un événement de l’histoire qui, soixante ans plus tard, n’a toujours pas trouvé sa place dans le récit national. Voilà une date dont les Français ne savent pas si elle appartient à l’histoire de l’Algérie ou à l’histoire de la France ! Une tragédie dont les responsabilités multiples peinent à être énoncées. Dans l’évocation du crime par l’Elysée, le mot « police » n’est pas cité, et pas davantage le titre de « préfet de police » de Maurice Papon, cet homme qui fut choisi comme préfet par le général de Gaulle malgré son passé de collaborateur, et qui fut plus tard ministre du président Valéry Giscard d’Estaing [1926-2020] ! Ces précautions sont dangereuses, car elles font le jeu de ceux qui relisent tout à l’aune des généalogies coloniales, comme si elles étaient les seules à même d’expliquer la France d’aujourd’hui.

Le malaise des institutions dans ces commémorations nous affaiblit. La paralysie nous fait courir le risque que les extrêmes occupent l’espace laissé vacant et étouffent le récit républicain avec un discours racialiste indigéniste aussi dangereux pour la cohésion sociale que les discours anti-immigrés qui font florès depuis cinquante ans.

Recadrer le sens de notre histoire

La paralysie nous fait courir le risque d’exacerber la peine et la douleur des différents groupes qui composent notre société et de les opposer plus encore. L’extrême droite s’est empressée d’utiliser le meurtre de Samuel Paty comme un argument de plus pour viser les musulmans tout en appelant à cesser la « repentance » pour les Algériens noyés.

A quoi doivent servir les commémorations, si ce n’est à recadrer le sens de notre histoire et de nos morts pour guider les vivants ? La République doit trouver le ton juste pour unir tous les Français. Si chaque groupe découpe sa partie de commémorations, comment construire un récit commun qui nous permettra de faire République ensemble ?

Evidemment, les pouvoirs publics doivent jouer leur rôle. Mais ce travail sera vain si la société civile, les artistes et les familles ne s’en emparent pas. Sans concurrence, à l’image du travail de reconnaissance sur l’évolution des noms de rues et de monuments (plus ouvert à l’histoire des femmes et à celle des immigrations). Inscrivons cet effort d’élaborer un récit national commun dans une démarche muséologique cohérente. Le président Macron a annoncé la relance du projet – abandonné depuis 2014 – d’un « musée de l’histoire de la France et de l’Algérie » à Montpellier, et la création d’une « Maison de l’Afrique ». Pourquoi ne pas envisager la création d’un lieu consacré à toute l’histoire de la colonisation ? Ainsi est-il temps de questionner toutes les mémoires pour éviter les concurrences de victimes. Laisser en suspens le positionnement clair de la République française d’aujourd’hui sur les pages les plus sombres de notre histoire coloniale ne permet pas de bâtir une dynamique globale.

C’est aussi à travers ce travail commun que l’on peut, avec du temps, désamorcer les confusions et les passions que nos enseignants se retrouvent trop seuls à gérer au quotidien. Rendre hommage à Samuel Paty, c’est aussi se saisir collectivement des questions brûlantes qu’il tentait de traiter avec pédagogie et exigence. C’est porter ces débats sur l’histoire dans toute la société pour ne pas laisser l’école seule face à eux.

Rachid Benzine est politiste et islamologue, chercheur associé au Fonds Paul Ricœur. Il est notamment l’auteur de Dans les yeux du ciel (Seuil, 2020).

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