Malgré les annonces optimistes du gouvernement sur l’issue du conflit avec les jeunes médecins, celui-ci entre dans sa sixième semaine. La réforme annoncée de leur statut a été la goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà rempli par les promesses non tenues et des conditions de travail dégradées.
Jeudi 22 février 2018, le ministre de la Santé, Imed Hammami, avait pourtant annoncé une première fois la fin du mouvement après la conclusion d’un accord prévoyant la promulgation du statut des jeunes médecins (internes et résidents), des professeurs aux CHU, des agents et des techniciens. Annonce réitérée le 6 mars sur les ondes de Mosaique FM, puisqu’un « accord a été trouvé entre les deux parties », selon le ministre.
Son de cloche très différent chez les protestataires. Lundi 12 mars, les jeunes médecins tunisiens ont à nouveau manifesté entre la Faculté de Médecine de Tunis et leur ministère de tutelle pour dénoncer « le blocage des négociations avec le ministère de la Santé », selon le communiqué diffusé par l’Organisation Tunisienne des Jeunes Médecins (OTJM). Cette manifestation a donné le coup d’envoi d’une grève de 10 jours observée sur tout le territoire.
Les internes et résidents en médecine sont en conflit ouvert depuis 37 jours pour protester contre les dispositions de la nouvelle réforme de leur statut. Aux changements annoncés par le ministère de la Santé sont venues s’ajouter d’anciennes revendications restées insatisfaites malgré les promesses des gouvernements successifs.
« Laissez-moi mon diplôme ! »
Au cœur du conflit figure le diplôme de « docteur en médecine ». Aujourd’hui, un étudiant en médecine peut soutenir sa thèse à l’issue de ses cinq années d’études couronnées par deux années de pratique en tant qu’interne dans un service hospitalier. Il obtient alors le diplôme national de « docteur en médecine », qui est reconnu dans la plupart des pays, notamment en Europe, où un certain nombre de jeunes Tunisiens partent travailler ou se spécialiser à l’issue de leurs études.
La réforme proposée par le gouvernement vise à instituer un nouveau diplôme pour sanctionner les cinq années d’étude, mais qui ne suffirait pas à devenir praticien et qui n’aurait pas d’équivalence hors de Tunisie. Le jeune futur docteur devra alors achever son parcours cinq années supplémentaires avant l’obtention d’un diplôme de médecin spécialiste, y compris pour devenir « médecin de famille », dénomination qui remplace celle de « médecin généraliste ». Il n’existerait alors plus de diplôme « docteur en médecine » indépendant du diplôme de spécialité.
« On prend en otage les médecins », s’insurge Ghizlane Benjeloun, membre de l’OTJM, qui a manifesté comme ses collègues au cri de « laissez-moi mon diplôme ! ». « Ils n’ont qu’à nous donner envie de rester en Tunisie si c’est leur but, mais ce genre de manœuvre aura l’effet inverse », prévient-elle. « Nous n’avons pas à payer pour l’incompétence de l’administration », ajoute l’étudiante.
Inégalités, retards, absence de statut
Les conditions de travail décrites par plusieurs médecins ont de quoi dissuader les plus braves. Les internes (non encore diplômés) sont parfois amenés à assurer des tours de garde de 72 heures d’affilée. « Pense-t-on au danger que peut représenter le fait de faire soigner des gens par de jeunes médecins qui ont à peine dormi pendant trois jours ? » s’interroge une interne.
Elle rappelle d’ailleurs qu’aucun cadre juridique ne stipule à qui incombe la responsabilité d’éventuelles erreurs de diagnostic ou de traitement de ces jeunes médecins censés être placés sous la supervision d’un médecin sénior. Risque accru par les rythmes dantesques de travail et le manque de moyens des hôpitaux, soulignent les représentants des grévistes.
Le syndicat réclame d’ailleurs la publication du statut juridique des internes et des résidents, « statut débattu depuis 2012 et ayant obtenu l’accord signé du ministère de la Santé depuis février 2017 », rappelle-t-il.
Ce retard dans l’application des accords concernant le statut des jeunes médecins n’est pas le seul. Un autre accord concernant le service civil des jeunes spécialistes n’a toujours pas été mis en œuvre. Pour la validation de leur diplôme, les médecins doivent en effet achever une année de service civil, en lieu et place de l’année de service militaire due normalement par tous les jeunes Tunisiens.
Un devoir que les aspirants docteurs ne remettent pas en question, mais pour lequel ils dénoncent une inégalité avec leurs concitoyens. Les conditions d’exemption du service civique sont extrêmement strictes. « Avoir un parent ou une famille à charge permet de ne pas faire son service militaire, alors que pour nous il faut vraiment être handicapé, sinon on doit le faire », explique Ghizlane Ben Jeloun de l’OTJM.
À cela s’ajoute une perte considérable de revenus entre la période d’internat et le service civique, des retards de paiement de plusieurs mois et l’absence totale de couverture sociale. « Quelle cruelle ironie de ne pas se soigner correctement lorsqu’on soigne les autres », souffle dépitée la jeune femme.
De plus, une fois ce devoir accompli, il arrive que le dossier du médecin « s’égare » pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois entre le ministère de la Défense et le ministère de la Santé, retardant d’autant la remise du diplôme et la prise de fonction du jeune médecin dans un hôpital.
Autre inégalité comme motif de colère : celle entre médecins tunisiens et non tunisiens. Alors qu’ils « suivent le même cursus d’études et effectuent le même travail en assurant les mêmes responsabilités au niveau des services hospitaliers ». La rémunération varie du simple à près du triple. Les nationaux sont rémunérés 1 100 dinars (373 euros), tandis que les non-nationaux, venant le plus souvent du Proche-Orient et d'autres pays du Maghreb, ne sont payés que 400 dinars (136 euros). Un salaire comparable à ceux d’ouvriers non qualifiés dans l’industrie.