Les procès de la dictature entrent dans leur ultime phase. Mais les cafouillages et les obstructions se multiplient. Un reportage de Maryline Dumas pour la Tribune de Genève.
En cette fin juillet, l’année judiciaire se termine sur une drôle de note en Tunisie. Neuf procès sont désormais ouverts devant des chambres spéciales pour juger les violations des droits de l’homme commises par l’État entre 1955 et 2013. Une étape cruciale pour révéler les méthodes de l’ancien régime, mais qui est apparue chaotique, suscitant au mieux le désintérêt, au pire l’opposition.
Sept de ces procès concernent des militants torturés, assassinés ou disparus au début des années 90, quand le gouvernement de Zine el-Abidine Ben Ali visait les opposants islamistes. Entre la douleur des familles et la description des tortures, les audiences ont été insoutenables. La posture du «poulet rôti» (corps recroquevillé et attaché à un bâton), la technique du «goutte-à-goutte» (étouffer les plaintes des prisonniers avec un tuyau dans la bouche) et les nombreux viols ont été décrits avec soin. Les deux autres procès portent sur les manifestations violemment réprimées pendant la révolution de 2011.
Avant d’être confiées aux chambres spéciales créées pour l’occasion, ces affaires ont fait l’objet d’auditions et d’enquêtes menées par l’Instance vérité et dignité (IVD), en charge de la justice transitionnelle. Et pourtant, depuis sa prise de fonction en 2014, la présidente de l’IVD, Sihem Ben Sedrine, a souvent eu fort à faire face à des autorités peu pressées de dévoiler les pratiques du passé. En mars, l’Assemblée nationale a voté la fin de son mandat, et seul un accord à l’amiable avec le gouvernement devrait permettre à l’IVD de terminer sa mission en décembre.
Accusé envolé pour la France
Cet imbroglio s’est ressenti jusque dans les salles d’audience. Camille Henry, coordinatrice à l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), regrette des «balbutiements que la défense pourrait pointer du doigt». Plusieurs irrégularités ont été observées: oubli du rappel des faits par les présidents, non-vérification des mandats des avocats, difficultés à faire venir les témoins et accusés.
Ces derniers n’ont été qu’une poignée sur plusieurs dizaines à se déplacer. Ce sont pour la plupart des membres des forces de sécurité, des magistrats et des médecins légistes, libres et parfois toujours en activité. Le 10 juillet, à Gabès, lors de la deuxième audience du procès concernant la disparition en 1991 de Kamel Matmati suite à son arrestation, un avocat a annoncé qu’un des inculpés s’était envolé pour la France dix jours plus tôt. Depuis, les parties civiles demandent systématiquement, à chaque procès, l’interdiction de voyager pour les accusés.
«Le plus grand défi de ces chambres, c’est de réussir à faire venir les accusés. À l’heure actuelle, il est difficile de savoir si c’est un problème d’organisation ou un manque de volonté», avoue Camille Henry. Les deux sont possibles. Le 6 juillet, à Nabeul, Jamel Baraket, dont le frère Fayçal avait été torturé à mort dans les geôles de la police pour son appartenance à un groupe islamiste, a dû interrompre le président qui commençait à interroger un accusé: «Cet homme n’est pas le bon. Je l’ai dit à l’IVD pendant l’enquête.» La personne présente avait le malheur de porter le même prénom et nom de famille que l’accusé…
La volonté fait également défaut. A la fin du mois de juin, le Syndicat des fonctionnaires de la direction générale des unités d’intervention avait publié un communiqué appelant ses adhérents à «ne pas répondre aux convocations émises par l’IVD». «C’est une obstruction à la justice», se sont indignés en chœur les avocats des parties civiles. Les hauts responsables, dont l’ancien président Ben Ali – exilé en Arabie saoudite –, échapperont de toute façon à la justice. Or, Camille Henry le rappelle: «L’objectif, c’est de révéler toute la chaîne de commandement. Il ne faut pas se contenter de punir les individus au bas de l’échelle.»
Maryline Dumas