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HICHAM TOUATI - Le secteur de l’élevage au Maroc traverse une crise sans précédent, soulevant de nombreuses interrogations quant à la faisabilité du rituel du sacrifice pour l’Aïd al-Adha cette année. Face à une offre largement insuffisante par rapport à la demande, la perspective d’une flambée des prix, voire d’une pénurie d’ovins, alimente un débat de plus en plus vif au sein de la société marocaine.
Les chiffres avancés par les professionnels du secteur traduisent une situation critique. Le nombre de moutons aptes à être sacrifiés ne dépasserait guère le million de têtes, alors que les besoins du marché oscillent habituellement entre 5,5 et 6 millions de bêtes. Cet écart abyssal résulte d’un effondrement du cheptel, dont les effectifs ne dépasseraient actuellement que 1,5 million de têtes, un chiffre qui devrait encore diminuer dans les mois à venir pour se situer entre 900 000 et un million d’unités. À l’origine de cette dégradation, l’augmentation vertigineuse des prix des aliments pour bétail, qui a contraint de nombreux éleveurs à réduire drastiquement leur activité, voire à se délester de leur troupeau. Parallèlement, des déclarations exagérées du nombre de bêtes détenues par certains éleveurs dans le but de bénéficier de subventions publiques ont contribué à fausser les statistiques officielles, compliquant davantage la mise en place d’une réponse adaptée à cette crise.
Pour pallier le manque criant d’ovins, une solution envisagée consisterait à importer massivement des moutons, à hauteur de quatre millions de têtes. Toutefois, la faisabilité d’une telle entreprise reste sujette à caution, en raison des coûts exorbitants qu’elle impliquerait, sans parler des répercussions économiques pour les consommateurs. Selon les projections, le prix du kilogramme de viande rouge pourrait atteindre entre 250 et 300 dirhams, un seuil prohibitif pour une grande partie de la population, déjà fragilisée par un contexte économique difficile.
Au-delà de la question des prix, la préservation du cheptel national suscite également des inquiétudes. L’augmentation de la demande sur les femelles ovines, notamment par les restaurateurs et les organisateurs d’événements, en raison de la cherté des mâles, représente une menace pour l’équilibre du troupeau. Malgré les mesures mises en place par le ministère de l’Agriculture, via l’Office National de Sécurité Sanitaire des Produits Alimentaires, pour limiter l’abattage des femelles reproductrices, ces restrictions ne s’appliquent pleinement qu’aux abattoirs agréés. En revanche, sur les marchés hebdomadaires et dans les circuits informels, de nombreuses brebis et génisses sont clandestinement abattues, accélérant l’érosion du cheptel et compromettant la pérennité du secteur.
Par ailleurs, les pratiques spéculatives des intermédiaires et des revendeurs aggravent la situation. Certains commerçants ont constitué d’importants stocks d’ovins dans l’optique de les revendre à prix d’or à l’approche de l’Aïd, créant ainsi une tension artificielle sur l’offre. Les réactions des citoyens sur les réseaux sociaux témoignent d’une profonde exaspération face à la flambée des prix et à la rareté croissante des bêtes disponibles.
Dans ce contexte incertain, la question de l’annulation du rituel du sacrifice refait surface. Bien que le gouvernement n’ait pris aucune décision officielle en ce sens, affirmant qu’il est trop tôt pour trancher, le débat prend de l’ampleur. Le maintien de l’Aïd al-Adha dans de telles conditions pourrait exacerber les tensions sociales et économiques, tout en mettant en péril le cheptel national. À l’inverse, son annulation, bien que susceptible de préserver l’équilibre du secteur de l’élevage, risquerait de léser les éleveurs ruraux, pour qui cette fête constitue une source de revenus essentielle.
Dans l’immédiat, plusieurs mesures pourraient être mises en œuvre pour contenir cette crise. Un soutien financier accru aux éleveurs, combiné à une politique efficace de régulation des prix des aliments pour bétail, permettrait de stabiliser la situation et d’éviter une hémorragie supplémentaire du cheptel. Parallèlement, un contrôle plus rigoureux des circuits de commercialisation et des abattages clandestins s’avère indispensable pour limiter les pratiques néfastes qui compromettent la viabilité du secteur. Une sensibilisation des consommateurs à la nécessité d’un sacrifice raisonné, prenant en compte les impératifs de durabilité, pourrait également contribuer à réduire la pression sur la demande.
Les mois à venir seront décisifs pour déterminer l’issue de cette crise inédite. Quelle que soit l’orientation prise, cette situation met en lumière la vulnérabilité du secteur de l’élevage au Maroc et la nécessité de réformes structurelles pour garantir sa résilience face aux aléas économiques et environnementaux. Au-delà de la dimension religieuse et culturelle de l’Aïd al-Adha, c’est bien l’avenir de la filière ovine et bovine qui se joue aujourd’hui, appelant à des décisions courageuses et réfléchies.