Dans le Maroc des années 1970 et 1980, un trafic d’enfants opère dans le nord du pays, près de l’enclave espagnole de Melilla. Mohammed et Brahim affirment avoir été volés à leur naissance à leurs parents biologiques. Ils témoignent.
France 24 - De leurs origines, ils ne savent rien, ou presque. Mohammed Ali Bennani et Brahim Kermaoui savent qu’ils sont nés au Maroc, il y a respectivement 36 et 39 ans. Mais l’identité de leurs parents respectifs demeure une énigme. Les deux hommes, qui vivent en France depuis leur plus jeune âge, pensent avoir été volés à la naissance à leur famille biologique pour être vendus à des parents adoptifs.
Ces récits individuels dramatiques font écho à une page sombre de l’histoire du Maroc. Dans les années 1970 et 1980, un trafic d’enfants opère dans le nord du pays, dans les villes proches de l’enclave espagnole de Melilla. Des nouveau-nés marocains y sont revendus à des familles vivant en Europe, principalement en Espagne. Près de quarante ans après, la Guardia Civile espagnole a démantelé en 2013 un réseau criminel mettant en cause 31 personnes, dont une religieuse et trois employés d’hôpitaux marocains. La police militaire a alors dénombré 28 cas de nourrissons ayant été achetés à leur mère.
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Le scenario de ces transactions était souvent le même : des familles marocaines pauvres étaient convaincues d’abandonner leurs bébés pour leur offrir "une vie meilleure" au sein de familles riches. Les couples adoptants devaient alors débourser entre 1 200 et 6 000 euros pour un enfant et un faux certificat de naissance. Les femmes accouchaient ensuite chez des particuliers ou sans enregistrer officiellement le nouveau-né. Mais le trafic n’aurait pas épargné les hôpitaux. Victime présumé de ce trafic, Mohammed Ali Bennani pense avoir été volé à la maternité, trois jours après sa naissance.
"On a dit à ma mère que son fils était mort…"
Pendant les 20 premières années de sa vie, Mohammed Ali a cru être le fils biologique des Bennani, un modeste couple de Marocains installés à St Julien-les-Villas, près de Troyes, dans l’est de la France. Mais en 2002, il découvre par hasard que ce n’est pas le cas. Alors que sa mère est absente, il tombe sur le certificat de stérilité de son père, décédé 13 ans plus tôt.
"Ma mère m’a alors expliqué que j’avais été adopté. Elle a versé des larmes de crocodile et m’a dit que ma mère biologique était morte", raconte à France 24 Mohammed Ali. Le choc est rude. Mais le jeune homme encaisse et attend quelques années, et la naissance de son premier enfant, pour entamer une quête qui l’emmène au Maroc, à l’hôpital de Salé, où il est né.
Il accède aux archives de l’établissement où le certificat de décès d’un nourrisson né le même jour que lui l’interpelle. De fil en aiguille, il dénoue l’énigme de sa naissance. "Ma mère a accouché le 20 septembre 1981 par césarienne, sous anesthésie générale. Les médecins m’ont mis sous couveuse avant qu’elle n’ait le temps de me tenir dans ses bras", raconte Mohammed Ali. Trois jours plus tard, alors que sa mère n’a toujours pas pu le voir, le nourrisson est déclaré mort.
"Les médecins ont sorti un bébé tout fripé du frigidaire, ils l’ont enveloppé dans un linceul ensanglanté et l’ont rendu à ma famille pour qu’il soit enterré", poursuit-il. Son père, cadre de la garde royale du roi Hassan II, insiste alors pour faire enregistrer l’enfant prétendument décédé à l’état civil. C’est grâce à ce certificat de décès que Mohammed Ali a réussi, 20 ans plus tard, à retrouver la trace de ses parents biologiques. Il a repris contact avec sa mère qui l’a "reconnu"et mène désormais un combat administratif pour faire reconnaître sa filiation avec une idée en tête : prendre le nom de son père biologique et le transmettre à ses enfants.
"Ils m’ont volé ma vie"
Brahim Kermaoui, lui, n’a pas eu cette "chance". Elevé à Gennevilliers, en région parisienne, par une mère instable et placé à la Ddass dès le collège, Brahim apprend qu’il a été adopté à l’âge de 12 ans. "Mon éducateur avait convoqué ma mère et c’est là qu’elle a lâché que j’avais été adopté et qu’elle ne voulait plus s’occuper de moi. Ça a été comme un coup de poignard", raconte-t-il à France 24.
S’en suit une longue dérive du garçon qui sombre dans la délinquance et passe par la case prison à l’âge de 20 ans. C’est dans la solitude de sa cellule, où nul ne lui rend visite, qu’il "réalise qu’il n’a pas de famille. Les Kermaoui m’ont volé ma vie". En sortant, il est décidé à retrouver ses racines. À 21 ans, il se rend au Maroc où il fait parler sa famille adoptive. Il apprend ainsi que ses parents adoptifs ont adopté un premier bébé à l’hôpital de Berkane, mais ce dernier a péri 15 jours plus tard. Ils l’ont alors échangé contre un autre bébé : Brahim.
Dans quelles conditions ? Il n’en sait pas plus : de son adoption, il n’y aucune trace administrative, aucune preuve, aucune archive. Brahim ne sait rien de sa naissance : ni la date, ni le nom de ses parents biologiques. Quant au décès de l’enfant qu’il a "remplacé", aucune trace non plus. "Quand je suis allé à la Préfecture au Maroc, ils m’ont dit qu’il y avait de nombreux décès de nouveau-nés qui n’ont pas été enregistrés", poursuit-il.
Le Maroc muet
Aujourd’hui, Brahim a l’impression de crier dans le vide. Il a écrit son histoire dans "L’enfant égaré", une autobiographie publiée à compte d’auteur pour interpeller sur ce trafic peu documenté et peut-être, trouver des réponses.
© Brahim Kermaoui
Mais le manque de preuve rend l’enquête difficile, voire quasi impossible. Interrogée par France 24, la journaliste Asma Ainoune, qui anime au Maroc la populaire émission de télévision "Moukhtafoune" (Les disparus) dit avoir été souvent sollicitée par des individus recherchant leurs parents biologiques. "Il y a un problème de manque preuves, donc on ne peut pas savoir s’il s’agit d’un kidnapping, d’une vente illégale ou juste d’un abandon", explique-t-elle.
En 2013, au moment de l’enquête espagnole, l’information a fait scandale dans la péninsule ibérique, d’autant plus qu’elle fait écho au drame des enfants volés sous le franquisme. La presse a multiplié les articles. Des mères ont lancé des appels pour retrouver des enfants disparus. Puis le soufflé est retombé et depuis, plus rien. Le Maroc n’est jamais sorti de sa réserve. Interrogé par France 24, le ministère marocain de la Santé dit n’avoir aucune information sur la question.
Brahim a tenté d’alerter le roi Mohammed VI comme Emmanuel Macron mais n’a reçu aucune réponse. Aujourd’hui, il a un rêve : créer une banque d’ADN au Maroc pour permettre aux familles de rechercher des proches disparus, comme c’est le cas au Sri Lanka également frappé par ce fléau.