
Le Maroc capitalise sur les compétences marocaines du monde, pour la réforme du système de santé. Mais sur le terrain, il reste difficile pour les praticiens de se réinstaller dans le pays, faute d’informations. Les difficultés se ressentent aussi chez ceux déjà installés dans le pays, en l’absence d’une carte sanitaire qui équilibre les spécialités par régions. Ghita Zine détaille cette contradiction dans Yabiladi.
Hasna* est médecin généraliste dans la région de Fès-Meknès. Mais avant de déménager son cabinet en semi-rural, cette praticienne a eu pignon sur rue dans le centre urbain de Rabat. Seulement, elle s’est trouvée dans une zone où cliniques et médecins de cabinet sont déjà nombreux, avec des charges fixes élevées et peu de patients, surtout depuis la crise sanitaire. Après 17 ans de vie à l’étranger, des études en médecine en Espagne, où elle a exercé en milieu hospitalier, puis un parcours professionnel en laboratoire au Etats-Unis, elle confie à Yabiladi avoir décidé de revenir au Maroc, d’abord pour des raisons familiales, afin de rapprocher les enfants de leurs grands-parents, mais aussi pour apporter une pierre à l’édifice du système de santé dans le pays d’origine.
Depuis plusieurs mois, le Maroc a en effet appelé les compétences marocaines du monde à s’engager dans le développement du système de santé du pays, au lendemain de l’approbation de deux projets de loi-cadre, dont celui présenté par le ministre de la Santé et de la protection sociale. L’installation de Hasna peu avant le début de la crise sanitaire n’a pas aidé, puisque son cabinet nouvellement ouvert a dû fermer, comme les autres, au début de la pandémie.
«J’ai fait des téléconsultations gratuites, après la réouverture des cabinets, peu de patients sont revenus et mes impôts sont restés les mêmes. Je n’étais pas assez renseignée sur tout cela, après tant d’années hors du pays. C’est en commençant à en parler avec des confrères et des consœurs que j’ai pu évaluer le coup réel d’un cabinet médical», nous a-t-elle déclaré. Le coût du foncier ainsi que l’absence d’équilibre de l’offre médicale entre les grands centres urbains, les zones rurales et semi-rurales, l’ont alors fait décider de déplacer son cabinet dans une autre région.
Des offres plus attrayantes ailleurs
Beaucoup de médecins vivent la même situation, surtout depuis la crise sanitaire. «De nombreux secteurs sociaux et économiques ont considérablement souffert depuis 2020, au point où le manque de patients en cabinet est désormais dû, en grande partie, aux moyens limités des familles : on priorise l’école des enfants, leurs activités, leurs besoins, les charges fixes comme le loyer, les factures et les achats alimentaires, puis il ne reste plus rien pour faire des consultations médicales aussi fréquentes qu’avant», déplore la praticienne. Le coût de la vie qui a impacté les foyers déteint, ainsi, sur les médecins de cabinet, dont les revenus principaux sont les visites de leurs patients.
Cardiologue exerçant en cabinet depuis une vingtaine d’années, une praticienne confie à Yabiladi avoir récemment eu recours, «pour la première fois», à ses fonds personnels et à ceux de sa famille, afin de couvrir le paiement de ses impôts. Selon elle, «la situation est encore plus dure pour les jeunes médecins», entre la récente ouverture de cabinet, l’achat de matériel et d’équipement souvent importé, la patientèle qui se réduit et la conformité aux mêmes exigences fiscales qui s’appliquent à l’ensemble de la profession.
La spécialiste estime que ces jeunes, souvent en burn-out, seraient de plus en plus enclins à partir à l’étranger, vers des pays qui proposent des conditions de travail plus attractives. «Une grande partie d’étudiants en fin de cursus préparent aussi leurs examens de langues, dans l’espoir de rejoindre l’Allemagne par exemple, dont l’offre pour les jeunes médecins est devenue encore plus intéressante que celle en France. Ce sont souvent les meilleurs qui partent, et très peu reviennent», avertit-t-elle. Elle déplore que cette situation exacerbe davantage la problématique des déserts médicaux, qui n’est pas encore résolue au Maroc.
«Il existe un déséquilibre régional entre les grands centres urbains comme Rabat ou Casablanca, où l’on retrouve un nombre important de spécialités, sur une zone définie, et des villes ou des zones rurales où toutes ces offres sont absentes, malgré le grand besoin.» (Médecin cardiologue).
Une carte sanitaire désorganisée
Hasna, qui est rentrée au pays avant l’appel à la mobilisation des compétences marocaines de l’étranger à contribuer au système de santé, reste dubitative : «En dehors même de la situation de chaque cabinet, beaucoup de pratiques dans le secteur méritent régulation. De mes années d’exercice hospitalier à l’étranger, jamais le privé ne s’est substitué au service public de la santé. En contraste, tout semble quasiment privatisé ici, dans une forme en plus qui ne laisse pas de place à l’investissement privé mais à taille humaine. On peut parler notamment du fonctionnement des cliniques tenues par des non-médecins, qui font appel à des professeurs, avec de plus grandes marges de bénéfice, ce qui vide l’acte médical de son sens éthique et se renforce au dépend de la pratique en cabinet justement, ou même en centre hospitalier public où il est difficile d’avoir accès aux mêmes prestations partout.»
Médecin cardiologue dans la région de Rabat-Salé-Kénitra depuis une dizaine d’années, une autre praticienne déplore auprès de Yabiladi le déséquilibre de la répartition géographique des spécialités, en l’absence d’une carte sanitaire dûment établie. Elle estime que «c’est à la fois en défaveur des patients qui n’accèdent pas aux soins, et des médecins eux-mêmes qui ne peuvent pas exercer pleinement leur métier».
«Sur une seule avenue d’un grand centre urbain, on peut trouver aussi jusqu’à une dizaine de laboratoires d’analyse, l’un à côté de l’autre. Mais il suffit de faire quelques dizaines de kilomètres, vers un autre centre plus réduit, et n’en trouver aucun, alors que les habitants n’ont pas à se déplacer d’une ville à l’autre pour de telles prestations ; on ne parle même pas des actes médicaux lourds ou de chirurgie», souligne-t-elle.