Maglor.fr publie aujourd'hui une chronique de Fouad Laroui, un auteur intellectuel reconnu, qui examine la question de l'unité nationale et des divisions sociales à travers des exemples récents de la scène politique française et américaine.
C’est en regardant à la télévision une scène furtive, qui s’est déroulée il y a quelques jours à l’Assemblée nationale française, que je me la suis posée. Lors du vote qui s’était tenu pour désigner le président de l’Assemblée, un certain Flavien Termet, benjamin de l’hémicycle et député du Rassemblement National (encore cet adjectif…), s’était placé à côté de l’urne en tant qu’assesseur. L’usage républicain veut qu’on serre la main de chacun des assesseurs quand on vient déposer son bulletin dans ladite urne; mais plusieurs députés de gauche ont refusé de faire ce geste de simple courtoisie. Parmi eux, l’écologiste Sandrine Rousseau, le socialiste Olivier Faure ou encore l’insoumis Sébastien Delogu. Ces gens-là ont-ils encore le sentiment qu’ils font partie de la même nation?
Comme je l’ai dit il y a quelques semaines à l’occasion des législatives, je m’interdis, n’étant pas Français, de porter le moindre jugement sur ce qui se passe dans l’Hexagone. Mais il s’agit ici d’autre chose, qui est de nature sociologique, qui dépasse le cas français et qui doit nous amener à réfléchir sur l’évolution de notre propre pays.
Autre exemple. Donald Trump a été victime d’un attentat, qui a été unanimement condamné. Mais n’est-ce pas ce même Trump qui a introduit dans le débat politique un langage d’une grande violence à l’égard de ses adversaires? N’a-t-il pas fait montre d’une complaisance certaine à l’égard des émeutiers qui prirent d’assaut le Capitole le 6 janvier 2021? Là aussi, on a l’impression qu’il n’y a plus une seule nation aux États-Unis, mais au moins deux: celle des partisans du grand blond à la mèche rebelle -et tous les autres, plutôt bruns, basanés, noirs, sémites…
Le Pledge of Allegiance que tout enfant américain apprend par cœur dit pourtant: «Je jure allégeance au drapeau des États-Unis d’Amérique et à la République qu’il représente, une nation unie, etc.»
Ce délitement de la nation avait d’ailleurs été parfaitement illustré en 1993 par le film Falling down de Joel Schumacher dans lequel Michael Douglas jouait le rôle d’un homme blanc de la classe moyenne qui se rendait compte, au cours de multiples incidents, que son Amérique -«une nation unie sous l’autorité de Dieu, indivisible…» -n’existait plus. La boucle ouverte en 1915 avec Naissance d’une nation, le film de D. W. Griffith, s’était refermée.
À la question qui donne son titre à ce billet, plusieurs réponses ont été données au cours des siècles.
Celle d’Ibn Khaldûn, même s’il ne traite pas stricto sensu de nation, est la suivante: l’esprit de corps (la fameuse ‘asabiyya) accomplit l’unité sociale en dirigeant la violence vers l’extérieur, vers les tribus ennemies. Quand l’esprit de corps s’affaiblit -c’est ce qui se produit dans les sociétés étatiques et non plus tribales-, l’autorité politique doit diriger la violence vers l’intérieur pour réguler l’agressivité naturelle, afin de préserver l’unité sociale, c’est-à-dire (en termes modernes) l’idée de nation.
Plusieurs siècles après le génie andalou, Ernest Renan définissait en 1882 la nation comme «une âme» et «un principe spirituel», en distinguant deux temporalités: l’âme renvoie au passé (souvenirs de faits d’armes glorieux, traditions, patrimoine…), le principe spirituel concerne le présent: c’est le désir de vivre ensemble, d’envisager un avenir commun. «Une nation se résume (…) dans le présent par un fait tangible: le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune», écrivait-il.
Enfin, exactement un siècle après Renan, Benedict Anderson montra dans un livre désormais classique (Imagined communities, 1983) que l’idée de nation n’avait rien de naturel. Elle émerge par la conjonction de facteurs historiques, comme l’apparition du capitalisme marchand et l’invention de l’imprimerie (qui permet de lire les mêmes romans et les mêmes journaux de Lille à Marseille ou de Tanger à Dakhla). Ainsi naissent ces «communautés imaginées» que sont les nations. (Elles sont dites «imaginées» dans ce sens précis: un citoyen de Tanger et un autre de Dakhla peuvent se sentir unis dans la même nation même si, dans les faits, «en vrai», ils ne se rencontreront jamais.)
En réfléchissant aux idées d’Ibn Khaldoun, de Renan ou d’Anderson, on commence à comprendre ce qui est en train de se passer sous nos yeux.
[Anderson] À cause d’Internet et de la mondialisation, on ne lit plus les mêmes journaux ou les mêmes romans, et on ne regarde plus les mêmes films, au même moment, dans une aire géographique donnée. Il devient donc difficile d’imaginer que nous formons, dans cette aire géographique, une communauté.
[Renan] À cause de la mondialisation et de la formation de grands blocs (l’Union européenne, par exemple), le «désir de vivre ensemble, d’envisager un avenir commun» s’estompe. Qu’est-ce qu’un Portugais a en commun avec un Letton?
Curieusement, c’est peut-être Ibn Khaldûn (1332-1406) qui est le plus actuel. La nation devenant évanescente, c’est la ‘asabiyya qui revient. Les Insoumis, en France, ou les partisans de Trump aux États-Unis, se vivent comme des tribus, unies par l’esprit de corps, et qui accomplissent leur unité en dirigeant la violence vers l’extérieur, vers les autres «tribus», vues comme ennemies. On comprend alors que Sébastien Delogu ait refusé de serrer la main de Flavien Termet et ait même eu une attitude menaçante envers lui. On comprend la violence verbale de la tribu de petits Blancs déclassés qui se regroupent derrière le panache blond de Trump et sa bannière MAGA (’Make America Great Again’).
Qu’est-ce que tout cela signifie pour nous?
Eh bien, ce billet -mon cinq centième- est déjà trop long. La suite au prochain numéro, comme on dit. Mais vos commentaires sont d’ores et déjà les bienvenus.
Par Fouad Laroui