Détenus ligotés nus, suspendus aux fenêtres, violés : le procès inédit qui s’est ouvert mardi dans le cadre de la justice spécialisée devant juger les crimes de la dictature en Tunisie a longuement abordé les ressorts du recours à la torture, une démarche rare.
(AFP) - Parmi ces sévices ont aussi été évoqués les détenus contraints de s’asseoir, nus, sur une bouteille, et frappés jusqu’à ce que mort s’ensuive : ces descriptions des exactions du régime policier de Zine el-Abidine Ben Ali (1987-2011) ont été rapportées par plusieurs témoins, devant un tribunal de Gabès (sud).
Pendant plus de cinq heures, les cinq juges de la Cour — formés au processus de justice transitionnelle lancé après la révolution de 2011 — ont prêté une oreille attentive à ces témoignages et à la famille d’un opposant, Kamel Matmati, ayant succombé sous la torture en octobre 1991.
« Trois policiers, Riadh, Mustapha et Anouar, ont commencé à le frapper brutalement avec de grands bâtons », a détaillé Ali Ameur, médecin membre du mouvement Ennahdha, arrêté en même temps que la victime et témoin de « trois à quatre heures » de tortures.
« Je leur ai dit qu’il avait deux fractures au bras, qu’ils devaient arrêter […] mais le chef d’unité, Samir Zaatour, a dit “il fait de la comédie” et a commencé lui-même à le frapper jusqu’à ce qu’il perde connaissance », a poursuivi ce médecin.
« Quand j’ai dit aux policiers qu’il était mort, ils l’ont fait directement sortir de la chambre », s’est encore souvenu le docteur Ameur, s’excusant toutefois de ne pouvoir répondre à toutes les questions : les faits sont anciens, et lui-même a été torturé à l’époque.
Fait inhabituel, le juge a relancé les témoins pour comprendre l’enchaînement des événements et faire la lumière sur les exactions en dépit de presque trois décennies écoulées, et du déni des policiers appelés à la barre.
Jusque-là, ces crimes avaient surtout été évoqués dans quelques médias ou lors des auditions publiques organisées à partir de 2016 par l’Instance vérité et dignité (IVD), créée deux ans plus tôt pour mener à bien ce processus de justice transitionnelle et solder les comptes des crimes du passé.
Dans les procès pour torture ou brutalités policières devant les juridictions de droit commun, « il y a en général beaucoup de procédures et très peu de débats de fond », explique à l’AFP Camille Henry, de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT). « Le descriptif des faits reste très sommaire. »
La torture, qui n’a été criminalisée qu’en 1999, « n’a jamais vraiment été au centre d’un procès, les juges ne cherchent pas à en décortiquer les mécanismes », renchérit Amna Guellali, responsable de Human Rights Watch (HRW).
Une démarche pourtant essentielle pour éradiquer ces pratiques, qui restent présentes, malgré des avancées.
Le rapporteur des droits de l’homme Zeid Ra’ad al-Hussein a salué « un moment vraiment historique, le début d’une nouvelle ère dans la lutte contre l’impunité en Tunisie », ajoutant : « l’audience hier à Gabès a marqué le début, et non pas la fin » du processus.
Lors de l’audience de mardi, les témoignages de policiers ont mis en lumière une culture de violence — ils ont souligné n’avoir vu que des coups sur les pieds ou des gifles, qu’ils considèrent aujourd’hui encore comme acceptables.
« Il n’y avait pas de violence méthodique, c’était de la violence légère pour obtenir la vérité », a argué un policier ayant travaillé dans le service où Kamel Matmati a été battu à mort, témoignant derrière un panneau pour protéger son anonymat.
« Il est très rare d’avoir, lors des procès, des témoignages venant de l’intérieur de la machine sécuritaire », souligne Amna Guellali. « Le déni, l’absence de remords, la banalisation de la violence tracent un portrait en creux » du système répressif, note-t-elle.
L’OMCT espère que ce procès, suivi par au moins une trentaine d’autres devant les juridictions spécialisées, créera « par effet de domino un cadre plus favorable dans les juridictions classiques » pour juger torture et violences policières. Reste à savoir si la justice transitionnelle réussira à mettre fin à l’impunité alors qu’aucun accusé ne s’est présenté ni ne s’est fait représenter au tribunal mardi.