On se rappelle comment des chibanis ont gagné leur procès contre la SNCF (voir ici) pour discrimination. Aujourd'hui, c'est leur avocate qui est mise en cause pour "abus de confiance" et pour avoir retenu les sommes qu'elle aurait dû leur verser.
(AFP) - Vingt-deux Chibanis, des retraités d'origine maghrébine qui ont fait condamner la SNCF pour discrimination, ont porté plainte contre leur ancienne avocate, lui reprochant de retenir les indemnités qui leur reviennent, des accusations qualifiées de "fake news" par la mise en cause.
L'histoire de 848 ex-salariés de la SNCF, principalement marocains, avait connu un dénouement heureux le 31 janvier, la cour d'appel de Paris leur ayant donné gain de cause en condamnant l'entreprise publique à leur verser plus de 170 millions d'euros de dommages et intérêts. Après la décision, qui mettait un terme à plus de 12 ans de procédure, certains Chibanis avaient porté en triomphe leur avocate, Clélie de Lesquen-Jonas.
L'avocate est aujourd'hui accusée d'"abus de confiance", selon une plainte consultée samedi par l'AFP et révélée par Mediapart.
Selon les 22 plaignants, leurs indemnités ont été versées sur le compte professionnel de Me de Lesquen-Jonas, qui aurait refusé "d'adresser à ses clients les fonds leur revenant", conditionnant leur versement "à la signature d'une convention comportant un honoraire de résultat de 5%", peut-on lire dans la plainte, qui a été enregistrée par le parquet de Paris le 7 mai.
Or, toujours selon la plainte, l'avocate avait déjà "facturé forfaitairement son intervention", à hauteur de 6.000 euros devant le conseil de prud'hommes et de 30.000 euros devant la cour d'appel. Ces sommes auraient été acquittées, selon le document.
Contactée par l'AFP, l'avocate a dénoncé une "fake news" et prévenu qu'elle lancerait "probablement une action en diffamation". "Je n'ai jamais conditionné la remise des fonds à la signature d'une convention", s'est défendue l'avocate, qui a fait valoir que le "processus de règlement est forcément long quand vous avez 850 clients". Elle a ajouté que les sommes dues aux plaignants ont été réglées vendredi, en y retranchant néanmoins "la note d'honoraires qui fait l'objet aujourd'hui d'un contentieux" dont est saisi le bâtonnier.
- "De la figuration" -
Une information confirmée par son confrère Me Maxime Cessieux, qui représente les 22 Chibanis. Mais, a-t-il assuré auprès de l'AFP, cela "ne change rien au fait qu'elle retient illégalement des sommes qui ne lui appartiennent pas". Selon la plainte, les plaignants doivent, chacun, toucher des sommes allant de 17.000 et 287.000 euros. Me Cessieux a par ailleurs indiqué qu'une "plainte complémentaire (allait) être déposée la semaine prochaine", avec de nouveaux plaignants.
L'avocate mise en cause, qui se prévaut du soutien de "plus de 800 clients", attribue la plainte contre elle à une "minorité agissante manipulée par une société basée au Maroc créée en mars". Selon elle, cette société, nommée "BBA", a été créée par Abdelkader Bendali, un consultant marocain qui était aux côtés des Chibanis au début de leur procédure contre la SNCF, et a récemment "envoyé plus de 800 factures" aux Chibanis. "L'escroquerie, elle est là", assure Me de Lesquen-Jonas, qui affirme vouloir seulement "protéger (ses) clients".
M. Bendali, contacté par l'AFP, a formulé les même accusations "d'escroquerie" à l'encontre de l'avocate, tout en indiquant être "en train de préparer une assignation contre cette dame". "La justice tranchera," a-t-il dit.
Abdelkader Bendali a assuré avoir, "pendant dix ans, organisé le dossier" des Chibanis contre la SNCF, "reconstitué la carrière de chacun".
Selon lui, "tout au début" de la procédure, "chaque cheminot s'était engagé à verser 15% d'honoraires de résultats", qu'il était chargé de "répartir au prorata entre les différents intervenants - avocats, professeurs, actuaires". Quand Me de Lesquen-Jonas a commencé à intervenir dans le dossier, il lui avait "promis qu'elle aurait 2%" d'honoraires, a-t-il dit.
Il a affirmé, en outre, que "Mme de Lesquen n'est pas l'auteur d'une seule phrase" des écritures présentées à la cour d'appel. "Cette dame a fait de la figuration et elle s'empare d'un chèque de neuf millions d'euros", a-t-il asséné.
C’est Mediapart qui a levé ce gros lièvre. Après avoir obtenu 170 millions d’euros d’indemnités pour 848 Chibanis, l’avocate Clélie de Lesquen-Jonas a fait de la rétention de fonds, ce qui n’est pas très déontologique, voire limite illégal. Ils sont désormais 30 à s’être regroupés pour attaquer leur avocate, une plainte enregistrée le 7 mai 2018 à Paris et l’Ordre des avocats a été saisi.
C’est sur les sommes versées par la SNCF que l'avocate a retenu en moyenne 5% pour ses honoraires, ce qui fait à l’arrivée plus de 7 millions d’euros. Son calcul ? C’est Ahmed, 72 ans, qui le donne :
« Au début du mois de mai, on a tous reçu en recommandé une note d’honoraires de 21 000 euros de cette dame. Elle dit avoir travaillé 50 heures sur le dossier, pour chacun d’entre nous. Si on multiplie par 848 cheminots, alors elle a dû travailler pendant 5 ans, 7 jours sur 7, et 24 heures sur 24 ! »
Mediapart poursuit (son récit) :
« Vu leurs maigres retraites, aucun des chibanis de la SNCF ne peut régler une telle somme. Depuis, la plupart ont été convoqués individuellement dans un salon d’hôtel, où ils se sont vu proposer, seulement s’ils acceptaient de signer une convention, un chèque, non pas du montant de l’indemnité obtenue en justice, mais d’une somme amputée de 5 % d’honoraires demandés par l’avocate. “Du chantage !” s’indigne le retraité. »
« Une grande partie des 848 familles concernées a accepté le chèque tant attendu, même diminué de 5 %. “Il y a des gens dans des situations difficiles, il faut comprendre. Et puis certains sont illettrés”, confie Narjiss, dont le père est décédé en 2015, après 32 années passées à la SNCF. »
Maître Lesquen-Jonas rafle le paquet, alors que le vrai maître d’ouvrage dans ce dossier, c’est l’économiste et professeur de droit du contentieux Abdelkader Bendali :
« C’est moi qui ai monté le dossier et effectué tout le travail depuis 2009. J’ai collecté les bulletins de paye, fait scanner 8 mètres cubes de documents, fait faire des consultations juridiques, et rédigé des conclusions. J’ai passé dix années sur ce dossier, dans lequel j’ai fait travailler plusieurs avocats, des professeurs de droit parmi les meilleurs et des actuaires, qui n’ont toujours pas été payés. »
Le Pr Bendali a pris un avocat qui déclare que « c’est la plus grosse escroquerie que j’ai vue en trente-cinq ans de métier ».
Du côté de l’avocate tout serait régulier : 810 anciens cheminots ont réglé ses honoraires, seule une poignée – « manipulée » – posant problème. Elle a même reçu des menaces de mort. L’affaire est donc très sérieuse.
« Me de Lesquen-Jonas assure par ailleurs ne pas avoir perçu l’intégralité des 30 000 euros prévus en 2016, à cause d’irrégularités commises par les associations. Elle reconnaît, en revanche, demander 5 % d’honoraires de résultat, soit la somme totale de 7,65 millions. Les 810 clients ayant accepté cette convention lui ont déjà rapporté quelque 7 millions d’euros d’honoraires… »
Elle s’insurge alors :
« “Oui, je deviens riche, je ne peux pas dire le contraire. Mais c’est de l’argent gagné à la sueur de mon front, répond l’avocate. C’était une prise de risque. J’ai sacrifié 4 ans et demi de ma vie, et si j’avais perdu en appel, j’aurais perdu 4 ans et demi de ma vie. D’ailleurs, je ne l’avais pas fait pour l’argent au départ. Franchement, je ne pensais pas qu’on gagnerait autant.” Me de Lesquen ajoute ceci : “J’aurais pu obtenir plus en demandant 10 ou 15 % d’honoraires de résultat, ce sont des taux habituels en droit du travail.” »