Maglor - Depuis des décennies, la France a accueilli et cultivé une population musulmane diversifiée, dont certains membres ont atteint les sommets de l'éducation et de la réussite professionnelle. Pourtant, une tendance silencieuse commence à émerger au sein de cette élite musulmane : un exode discret vers d'autres contrées. Un livre récemment publié, intitulé "La France, tu l'aimes, mais tu la quittes", explore ce phénomène complexe et peu étudié.
Coécrit par Alice Picard, Olivier Esteve et Julien Talpin, ce livre plonge dans les raisons derrière ce départ, en se basant sur plus de 1 000 témoignages de personnes nées et élevées en France, mais qui ont choisi un jour de partir. La plupart d'entre eux, de confession musulmane, partent avec un sentiment de déception et de résignation, cherchant simplement à vivre leur religion en paix, loin des regards suspicieux et des discriminations.
Une des principales motivations évoquées est le climat d'islamophobie ambiant, qualifié par certains comme une "islamophobie d'atmosphère" : 71 % des personnes interrogées évoquent « le racisme et la discrimination » et 63 % avancent spontanément la « difficulté de vivre sereinement leur religion ».
Pour beaucoup, l'ascension sociale semble être le moment où ces discriminations deviennent les plus flagrantes. Des histoires poignantes de professionnels talentueux se heurtant à un plafond de verre invisible, ou des jeunes ambitieux se sentant constamment jugés sur leur foi, affluent dans les pages du livre. Selon Alice Picard, chercheuse et coauteure de l'étude, ce phénomène peut être qualifié d'"islamophobie d'atmosphère". Elle souligne que bien que les résultats doivent être interprétés avec prudence, ils suggèrent l'existence d'un racisme anti-arabe, alimenté par l'idée selon laquelle cette minorité devrait demeurer à sa place. Elle observe également que les discriminations semblent s'intensifier lorsque ces individus accèdent à des positions sociales plus élevées, soulignant ainsi les défis persistants liés à l'ascension sociale pour les musulmans en France.
Pourtant, le départ n'est pas uniquement motivé par des difficultés économiques ou professionnelles. Des individus comme Driss, qui a choisi le Canada pour sa liberté religieuse, illustre parfaitement ce changement d'atmosphère. "Ici, c’est un peu la mentalité américaine", explique-t-il à 20 Minutes. "Tant que vous apportez de l'argent, tout le monde s'en fiche, vous pouvez afficher votre religion sans gêne." Ce constat sous-entend clairement une différence avec son expérience en France.
Il conserve cependant une certaine amertume à l'égard de son ancienne carrière dans la fonction publique territoriale. "Malgré mon niveau d'études, j'ai rapidement réalisé que je resterais cantonné à un certain échelon", affirme-t-il. "Je n'ai pas été discriminé, mais j'ai été confronté à des remarques constantes sur mes origines."
Driss, issu de la troisième génération d'une famille algérienne, ne correspond pas au stéréotype de celui qui quitte une réunion pour répondre à l'appel de la prière, mais il observe le Ramadan. "La foi, c'est quelque chose d'intime", souligne-t-il. En 2020, en plein contexte de la pandémie de Covid-19, il prend la décision de s'expatrier au Canada, un choix qu'il ne regrette pas. "Je travaille dans le domaine de l'informatique avec d'importantes responsabilités. En France, cela n'aurait jamais été envisageable, même dans mes rêves les plus fous."
Le récit de Laura, qui a trouvé un refuge à Londres pour pratiquer sa foi sans entrave, soulève également des questions sur l'égalité des chances et l'inclusion en France. Laura, portant le hijab sur sa tête, se remémore : "Je me suis convertie à l’âge de 17 ans au lycée, juste avant d’entrer à l’université." Contactée par 20 Minutes, elle évoque les inquiétudes de ses parents à cette époque. "C'était l’époque où beaucoup partaient faire le djihad en Syrie."
Aujourd'hui installée à Londres, Laura s'engage dans le domaine de l'enseignement. Elle partage une expérience marquante lors d'un stage pour son master : "La directrice d’une association m’a fait comprendre que je ne pourrais pas garder mon voile lors du stage. Je ne comprenais pas cette interdiction car ma mission était d’enseigner le français à un public migrant, dont certaines femmes portaient le voile."
Pour cette jeune femme de 27 ans, afficher sa religion a toujours été un défi. "J’ai toujours ressenti un regard méfiant, d’autant qu’on voyait que je n’étais pas maghrébine", explique-t-elle. Depuis qu'elle enseigne dans une école à Londres, le port du voile est désormais discret. "Le droit à l’indifférence", précise-t-elle. "Certains portent des croix, d’autres la kippa. Ici, la direction met à disposition une salle de prière multiconfessionnelle."
Au cours de l'histoire, des événements comme la révocation de l'Édit de Nantes en 1685 ont entraîné une migration accélérée, notamment celle de quelque 200 000 protestants qui ont quitté le royaume de France. Parmi eux figuraient de nombreux membres de l'élite intellectuelle, dont le départ a renforcé les puissances économiques concurrentes de la France.
Cependant, de nombreuses personnes interrogées soulignent l'existence d'un climat tendu, exacerbé par des débats sur des sujets tels que le voile ou l'abaya. Alice Picard précise : "Dès qu’il y a un attentat, cette population doit donner, plus que les autres, des preuves d’allégeance à la République et à la laïcité."
Laura et Driss, originaires du même quartier populaire de Tourcoing, dans le Nord, témoignent d'un sentiment similaire d'"arrachement" lorsqu'ils ont quitté leurs proches et leur pays. "Lors de la finale de la Coupe du monde en 2022, je suis sorti avec le drapeau français sur les épaules pour soutenir l’équipe de France", affirme Driss. "C’est mon pays."
Cependant, il est crucial de noter que ces histoires ne représentent qu'une partie de l'expérience musulmane en France. De nombreux musulmans continuent de contribuer de manière significative à la société française et essaient de trouver des moyens de concilier leur foi avec leur vie quotidienne. Néanmoins, ces récits mettent en lumière les défis persistants auxquels sont confrontés certains membres de la communauté musulmane et soulignent l'importance d'un dialogue ouvert et inclusif sur les questions d'identité religieuse et d'intégration en France.
Alors que la France continue d'explorer les implications de ces départs silencieux, il est essentiel de reconnaître les obstacles qui persistent dans la construction d'une société où chacun se sent pleinement accepté et respecté, indépendamment de sa foi ou de son origine.