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L'immigration n'est pas responsable des crises actuelles : une mise au point de François Héran

Dans une tribune publiée dans Le Monde , François Héran, sociologue de renommée et titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France, adresse une réponse claire aux discours populistes qui accusent l'immigration de nombreux maux. Revenant sur les prises de position de Michel Barnier lors des primaires du parti Les Républicains en 2021, Héran déconstruit les idées reçues sur l'immigration, faisant que celle-ci n'est ni à l'origine de la crise budgétaire, ni des autres défis majeurs auxquels la France fait face aujourd'hui. Cet article incisif appelle à une discussion politique fondée sur les faits et non sur la peur, tout en rappelant le rôle clé des immigrés dans l'économie et l'intégration en France.
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Cher Michel Barnier, souvenez-vous :
Vous présidiez, en 2016, un rapport sur les missions de France Stratégie. Mais, nommé négociateur du Brexit, vous avez dû interrompre vos auditions. Je vous ai réussi au pied levé et nous avons cosigné le rapport en mars 2017. Cet épisode m'a permis de prendre la mesure de vos talents : expérience, esprit d'indépendance, sang-froid.

D'où ma consternation lors des primaires des Républicains (LR) en 2021. Pour convaincre le noyau dur des adhérents, les cinq candidats qui briguaient l'investiture du parti jouèrent à « plus dur que moi en politique migratoire, tu meurs ». À vous en croire, nos frontières étaient de « passoires », il fallait véritablement stopper les « régularisations massives », réduire « de moitié » le nombre des étudiants étrangers. Et cette double trouvaille : un « moratoire » sur l'immigration, un « bouclier constitutionnel » protégeant le droit national des atteintes au droit européen par la voie du référendum. Vous avez succombé à la surenchère qui a jeté LR aux portes du Rassemblement national (RN). À ce jeu, c'est toujours l'extrême droite qui gagne.

Quelle sera donc votre ligne demain ?
Vous l'avez proclamé d'emblée : il faut dire la vérité aux Français. Chiché ! Cela implique d'abord de reconnaître que l'immigration n'est pour rien dans la crise budgétaire, le dérèglement climatique ou la guerre en Ukraine, et de s'en tenir aux faits. Dois-je renvoyer l'Européen que vous êtes aux données d'Eurostat et de l'ONU ? La France n'est ni une passoire ni une forteresse. Depuis l'an 2000, la part des immigrés a augmenté de 60 % dans la population mondiale et autant en Europe (seule l'Europe de l'Est reste une terre d'émigration). La France a suivi ce mouvement, mais à un niveau moindre. Elle régule bien plus qu'on ne le dit.

La vérité est que, pendant la crise migratoire de 2015-2016, à l'opposé de la « submersion » exprimée par Marine Le Pen, nous n'avons pas pris notre part dans l'accueil des exilés. Sur l'ensemble des Syriens, des Irakiens ou des Afghans qui ont réussi à déposer une demande d'asile dans l'Union européenne, la France en a enregistré 5 % environ depuis 2015, alors que notre pays concentre 16 % de la population de l'Union européenne et 18 % de son PIB. Certes, depuis la chute de Kaboul, nous avons fait des efforts notables pour accueillir les Afghans. Mais c'est encore trois fois moins que l'Allemagne.

L'intégration est en marche
Parler vrai sur l'immigration, c'est aussi remettre en question notre dépendance vis-à-vis du Royaume-Uni. Moyennant finances, nous retenons chez nous les hommes et les femmes qui veulent franchiser la Manche. La frontière s'est ancrée sur le sol français à grand renfort de barbelés, de capteurs et de drones. Vous prônez la vérité ? Alors, jugez aux résultats : le nombre de petits bateaux [petites embarcations] recensés par le ministère de l'intérieur britannique n'a pas reculé, en dépit des multiples accords signés depuis trente ans. Déjà 20 000 traversées ont eu lieu depuis janvier, un chiffre au niveau des années 2022 et 2023. Et pourtant, le Royaume-Uni est la grande nation d'Europe qui a accueilli le moins de demandeurs d'asile en dix ans, encore moins que la France. Userez-vous de vos talents de négociateur pour l'amener à prendre sa part ?

À peine nommé, vous avez rendu visite à un hôpital parisien. Notre système de santé, vous le savez, mobilise les immigrés à tous les niveaux de qualification. Des pans entiers de l’économie française reposent sur eux. Leur rôle dans les métiers « essentiels » ne se limite pas aux temps de pandémie. Il faut le dire aux Français et dégonfler le mythe d'une France trop généreuse en protection sociale : allocation pour demandeur d'asile, aide médicale de l'État, prestations sociales, droit du sol serait autant d'« appels d'air » . Mais, si cela était vrai, les étrangers seraient bien plus nombreux à choisir la France. Or, les données comparatives démentent la théorie du Welfare Magnet , l'« effet d'aimant » de la protection sociale.

Et où sont donc les « régularisations massives » que vous dénonciez en 2021 ?
La France régularise au cas par cas, autant dire au compte-gouttes. Un tiers des préfectures n'applique pas la circulaire Valls, qui recommande des critères de régularisation harmonisés, mais facultatifs. En soustrayant la procédure au bon vouloir des employeurs et des préfets, tout en la soumettant à des critères légaux, la loi Darmanin offrait des perspectives raisonnables. Votre parti les a rejetées.

Parler vrai sur l'immigration, c'est rappeler aussi que les populations ne se séparent pas, elles se rapprochent. Selon les enquêtes de l'Insee et de l'Institut national d'études démographiques, un tiers des adultes vivants en France sont soit immigrés, soit issus d'au moins un parent ou un grand-parent immigré. Ou, dans le même temps, 5 % seulement des adultes ont leurs quatre grands-parents immigrés. C'est la preuve qu'au fil des générations, les syndicats mixtes progressent. Oui, l'intégration est en marche, ce qui n'empêche pas de la consolidation par une politique active. Il faut, par ailleurs, poursuivre sans relâcher la lutte contre le terrorisme islamique, sans laisser croire qu'il suffirait de fermer les frontières pour y mettre fin. Les pays qui ont trois fois plus de réfugiés que nous ne subissent pas trois fois plus d'attentats. Ce n'est pas une affaire de nombre, mais de réseaux.

Que dire enfin des accusations portées contre la Convention européenne des droits de l'homme ?
On vise la migration familiale, alors qu'elle ne progresse plus depuis dix ans. C'est à tort que l'on accuse l'article 8 de la CEDH d'obliger la France à accepter le regroupement familial. La Cour de Strasbourg a validé son refus dans plusieurs affaires, au nom de la « marge d'appréciation » laissée aux États. L'atteinte au respect du droit à la vie privée s'applique seulement au refus « disproportionné » d'un titre de séjour (quand la durée s'éternise et que les attachés sont centrés sur le pays d'accueil). Nous ne défendrons pas notre souveraineté en fustigeant les conventions internationales et les cours de justice, mais en prenant la tête du mouvement européen. Laurent Wauquiez rêve de faire « sauter ces verrous institutionnels », avec ceux du Conseil d'État, de la Cour de cassation, du Conseil constitutionnel. C'est oublier qu'un régime démocratique repose sur deux piliers : la volonté du peuple et la sauvegarde des libertés fondamentales. Les gardes-fous de la démocratie font encore partie de la démocratie.

Souvenirs-nous. À trois jours des législatives, les sondages donnaient le RN gagnant. La roue a tourné deux fois. Sortez Bardella, voici Barnier. Peut-on imaginer des profils plus contrastés en matière d'âge, de diplôme, d'expérience ? Mme Le Pen rêvait pour Matignon du maigre profil d'un aspirant. Vous êtes d'une autre étoffe, Monsieur Barnier, et j'ose espérer que vous ne définirez pas la politique migratoire de la France en donnant des gages à l'extrême droite, mais guidés par une ferme conception de la démocratie.


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François Héran est sociologue,

titulaire de la chaire Migrations

et sociétés au Collège de France,

et président de l’Institut Convergences

Migrations du CNRS

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