La quête éperdue d’ennemis fantasmés et l’exaltation d’un nationalisme tribal du pouvoir algérien constituent une politique singulièrement obsolète, analyse Jamal Bouoiyour, enseignant-chercheur à l'Université de Pau.
« Pour vivre heureux, vivons cachés ». En vivant en autarcie, les autorités algériennes ont donné tout son sens à cet adage populaire. Cadenasser la frontière de l’Ouest (Maroc), c’est fait et depuis belle lurette. Celles de l’est (Tunisie), c’est acquis depuis deux ans. celles du sud (Libye), c’est déjà réglé depuis le « printemps » arabe. Il reste celles du Nord.
Qu’à cela ne tienne, même l’Espagne, le voisin du Nord, n’a pas été épargné. L’Algérie a décidé, le 8 juin, de rompre toute relation commerciale avec ce pays, en suspendant le « traité d’amitié » datant de plus de 20 ans, après avoir rappelé son ambassadeur en signe de mécontentement.
Pourquoi ? Toujours les mêmes arguties, les mêmes rengaines, utilisées par le pouvoir algérien plus que de raison pour la défense du droit à « l’autodétermination du peuple sahraoui ». L’Espagne a osé – crime de lèse-majesté – qualifier de « sérieuse et crédible » la proposition marocaine d’autonomie du Sahara occidental.
Et si la France décidait un beau jour d’emboîter le pas à l’Espagne ? Et si l’Italie en faisait autant, que ferait l’Algérie ? D’ailleurs la France n’a qu’à bien se tenir, sinon l’Algérie n’hésitera pas à rappeler fissa son ambassadeur. Il ne faut pas remonter très loin dans l’histoire pour en avoir la preuve. En octobre 2021, l’Algérie a interdit son espace aérien aux avions militaires français (tout en rappelant son ambassadeur) à la suite d’une déclaration malencontreuse d’Emmanuel Macron sur la « rente mémorielle ».
LA FRANCE, « ENNEMI ÉTERNEL »
À chaque coup de mou politique en Algérie, la France est là, c’est la cause première et éternelle de tous les maux de ce pays. La France, « ennemi éternel », ça donne du peps, ça porte sens, c’est un point de ralliement qui exalte les consciences et sublime les pulsions instinctives ; c’est vivifiant et ça ne mange pas de pain, bref elle a bon dos.
Même si la France présente un jour ses excuses pour les exactions commises pendant la période coloniale, les dirigeants algériens ne feront jamais leur deuil. Car quand on parle de deuil, il y a souvent cette idée de douleur. Cette dernière n’est que la métaphore de l’amour qu’on porte aux disparus. Il faut souffrir pour monter à quel point l’autre comptait pour nous ; dès lors, on ne s’autorise jamais à guérir. Quand la pierre retombe en bas du ravin, il faut la remonter, tel est le credo des autorités algériennes, accomplissant en cela le mythe de Sisyphe.
Ces ruptures avec les partenaires naturels sont à mettre en parallèle avec les relations profondes qu’entretient le régime algérien avec des dictatures notoires, ayant leur rond de serviette à la Mouradia [la résidence officielle du président algérien], tel le Venezuela, dont le président Maduro a été reçu récemment en grande pompe.
CYNISME
À un moment donné, il faut faire le départ entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas. Si certaines fermetures de frontières sont compréhensibles (pour des raisons de sécurité, comme avec la Libye), d’autres s’avèrent illogiques, avec la Tunisie par exemple. Ce dernier cas illustre bien le cynisme du pouvoir algérien qui n’a pas hésité à fermer les frontières avec la Tunisie (à cause de la propagation de la Covid), sans les rouvrir quand la pandémie a perdu de sa vigueur. Au-delà des aspects humains, sociaux ou scientifiques, il est des intérêts économiques et stratégiques qui s’imposent à tout responsable politique soucieux du bien-être de son peuple.
Que signifie interdire toute transaction, du jour au lendemain, avec l’Espagne sans coup férir ? Que cache cet excès de zèle, cet amour sans limite de la cause du peuple sahraoui, cette « mystique » saharienne, pour reprendre la « mystique républicaine » de Charles Péguy ?
ET LES CITOYENS ?
Avec une telle décision les autorités algériennes ont, et c’est le moins que l’on puisse dire, surpris derechef. Elles ont réagi, comme à l’accoutumée, à brûle-pourpoint. Il est, cependant, des questions lancinantes qui méritent d’être posées : que pense le citoyen algérien de tout ce fracas ? Que disent les hommes d’affaires algériens ? Quelle perte pour les investisseurs espagnols déjà engagés en Algérie ? Quelle crédibilité pour ce pays qui cherche ardemment à attirer les investissements étrangers ?
Toutes ces crispations sont loin de donner le moral aux citoyens. Mais qui en a cure ? Quand on considère la façon dont le gouvernement a terrassé le Hirak, un mouvement pacifique de protestation – pourtant qualifié de « béni » par le président Tebboune, et pour cause, c’est grâce à ce mouvement que Bouteflika a été contraint à démissionner après vingt ans de règne sans partage et que Tebboune a accédé au pouvoir – on ne sait ce qui est le plus effroyable, de la légèreté ou du cynisme ambiants.
Il faut rappeler que l’Algérie qui tire l’essentiel de ses revenus du pétrole, lequel représente deux tiers du budget de l’État, n’a pas su profiter de cette manne pour diversifier son économie. Le pétrole constitue en effet 96 % des exportations, soixante ans après l’indépendance de ce pays. L’investissement se dirige vers l’industrie (pétrolière) et se détourne de l’agriculture. En toute logique, ce pays importe la moitié de ses besoins alimentaires, ce qui le fragilise en cas de baisse des cours du pétrole. On peut affirmer sans ambages qu’il s’agit là d’un échec cuisant. Il est de sage politique de dérober à la conscience du peuple un problème qui devient un peu trop gênant.
EXALTATION EN TINTAMARRE
Abdelmadjid Tebboune n’hésite pas à sortir quelques flèches de son carquois pour cibler son rival de toujours, le Maroc, arguant que ce dernier a rétabli ses relations avec l’« entité sioniste ». Depuis lors, l’Algérie a interdit son espace aérien aux avions marocains et a rompu ses relations diplomatiques avec ce dernier. Et toujours cette hantise des frontières ! Mais, Israël, c’est loin non ? Peu importe, l’« ennemi sioniste » est aux portes de l’Algérie. Mais pourquoi diable l’Algérie ne rappelle-t-elle pas ses ambassadeurs aux Émirats, au Bahreïn et en Égypte, pays qui ont tous signé des traités de paix avec Israël ? Va comprendre.
La quête éperdue d’ennemis fantasmés et l’exaltation en tintamarre d’un nationalisme tribal, dans l’intention d’asseoir la légitimité du pouvoir, pouvaient être jugées superfétatoires pour un régime à bout de souffle qui ne peut cacher ses échecs répétés et son incapacité à créer les conditions idoines de la prospérité de son peuple.
Jamal Bouoiyour